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Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/168

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ANTIOCHUS.

Il a repris pour vous sa tendresse première ?

BÉRÉNICE.

Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière,
Lorsque, pour seconder ses soins religieux,
Le sénat a placé son père entre les dieux.
De ce juste devoir sa piété contente
A fait place, seigneur, aux soins de son amante ;
Et même en ce moment, sans qu’il m’en ait parlé,
Il est dans le sénat par son ordre assemblé.
Là, de la Palestine il étend la frontière ;
Il y joint l’Arabie et la Syrie entière ;
Et si de ses amis j’en dois croire la voix,
Si j’en crois ses serments redoublés mille fois,
Il va sur tant d’États couronner Bérénice,
Pour joindre à plus de noms le nom d’impératrice.
Il m’en viendra lui-même assurer en ce lieu.

ANTIOCHUS.

Et je viens donc vous dire un éternel adieu.

BÉRÉNICE.

Que dites-vous ? Ah ciel ! quel adieu ! quel langage !
Prince, vous vous troublez et changez de visage !

ANTIOCHUS.

Madame, il faut partir.

BÉRÉNICE.

Madame, il faut partir. Quoi ! ne puis-je savoir
Quel sujet…

ANTIOCHUS., à part.

Quel sujet… Il fallait partir sans la revoir.

BÉRÉNICE.

Que craignez-vous ? Parlez : c’est trop longtemps se taire.
Seigneur, de ce départ quel est donc le mystère ?

ANTIOCHUS.

Au moins souvenez-vous que je cède à vos lois,
Et que vous m’écoutez pour la dernière fois.
Si, dans ce haut degré de gloire et de puissance,
Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance,
Madame, il vous souvient que mon cœur en ces lieux
Reçut le premier trait qui partit de vos yeux :
J’aimai. J’obtins l’aveu d’Agrippa votre frère :
Il vous parla pour moi. Peut-être sans colère
Alliez-vous de mon cœur recevoir le tribut ;
Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut.
Il parut devant vous dans tout l’éclat d’un homme
Qui porte entre ses mains la vengeance de Rome.
La Judée en pâlit : le triste Antiochus
Se compta le premier au nombre des vaincus.
Bientôt, de mon malheur interprète sévère,
Votre bouche à la mienne ordonna de se taire.
Je disputai longtemps, je fis parler mes yeux ;
Mes pleurs et mes soupirs vous suivaient en tous lieux.
Enfin votre rigueur emporta la balance :
Vous sûtes m’imposer l’exil ou le silence.
Il fallut le promettre, et même le jurer.
Mais, puisque en ce moment j’ose me déclarer,
Lorsque vous m’arrachiez cette injuste promesse,
Mon cœur faisait serment de vous aimer sans cesse.

BÉRÉNICE.

Ah ! que me dites-vous ?

ANTIOCHUS.

Ah ! que me dites-vous ? Je me suis tu cinq ans,
Madame, et vais encor me taire plus longtemps.
De mon heureux rival j’accompagnai les armes ;
J’espérai de verser mon sang après mes larmes,
Ou qu’au moins, jusqu’à vous porté par mille exploits,
Mon nom pourrait parler, au défaut de ma voix.
Le ciel sembla promettre une fin à ma peine :
Vous pleurâtes ma mort, hélas ! trop peu certaine.
Inutiles périls ! Quelle était mon erreur !
La valeur de Titus surpassait ma fureur.
Il faut qu’à sa vertu mon estime réponde.
Quoique attendu, madame, à l’empire du monde,
Chéri de l’univers, enfin aimé de vous,
Il semblait à lui seul appeler tous les coups,
Tandis que, sans espoir, haï, lassé de vivre,
Son malheureux rival ne semblait que le suivre.
Je vois que votre cœur m’applaudit en secret ;
Je vois que l’on m’écoute avec moins de regret,
Et que, trop attentive à ce récit funeste,
En faveur de Titus vous pardonnez le reste.
Enfin, après un siége aussi cruel que lent,
Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant
Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,
Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines.
Rome vous vit, madame, arriver avec lui.
Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !
Je demeurai longtemps errant dans Césarée,
Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée.
Je vous redemandais à vos tristes États ;
Je cherchais en pleurant les traces de vos pas.
Mais enfin succombant à ma mélancolie,
Mon désespoir tourna mes pas vers l’Italie.
Le sort m’y réservait le dernier de ses coups.
Titus en m’embrassant m’amena devant vous :
Un voile d’amitié vous trompa l’un et l’autre,
Et mon amour devint le confident du vôtre.
Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs ;
Rome, Vespasien, traversaient vos soupirs ;
Après tant de combats Titus cédait peut-être.
Vespasien est mort, et Titus est le maître.
Que ne fuyais-je alors ! J’ai voulu quelques jours
De son nouvel empire examiner le cours.
Mon sort est accompli ; votre gloire s’apprête.
Assez d’autres, sans moi, témoins de cette fête,
À vos heureux transports viendront joindre les leurs;
Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs,
D’un inutile amour trop constante victime,
Heureux dans mes malheurs d’en avoir pu sans crime