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Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/172

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Vous laissent-ils encor craindre le nom d’ingrat ?
Sur cent peuples nouveaux Bérénice commande.

TITUS.

Faibles amusements d’une douleur si grande !
Je connais Bérénice, et ne sais que trop bien
Que son cœur n’a jamais demandé que le mien.
Je l’aimai ; je lui plus. Depuis cette journée,
(Dois-je dire funeste, hélas ! ou fortunée ?)
Sans avoir, en aimant, d’objet que son amour,
Étrangère dans Rome, inconnue à la cour,
Elle passe ses jours, Paulin, sans rien prétendre
Que quelque heure à me voir, et le reste à m’attendre.
Encor, si quelquefois un peu moins assidu
Je passe le moment où je suis attendu,
Je la revois bientôt de pleurs toute trempée :
Ma main à les sécher est longtemps occupée.
Enfin tout ce qu’amour a de nœuds plus puissants,
Doux reproches, transports sans cesse renaissants,
Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle,
Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle.
Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
Et crois toujours la voir pour la première fois.
N’y songeons plus. Allons, cher Paulin : plus j’y pense,
Plus je sens chanceler ma cruelle constance.
Quelle nouvelle, ô ciel ! je lui vais annoncer !
Encore un coup, allons ; il n’y faut plus penser.
Je connais mon devoir, c’est à moi de le suivre :
Je n’examine point si j’y pourrai survivre.


Scène III.

TITUS, PAULIN, RUTILE.
RUTILE.

Bérénice, seigneur, demande à vous parler.

TITUS.

Ah, Paulin !

PAULIN.

Ah, Paulin ! Quoi ! déjà vous semblez reculer !
De vos nobles projets, seigneur, qu’il vous souvienne :
Voici le temps.

TITUS.

Voici le temps. Eh bien, voyons-la. Qu’elle vienne.


Scène IV.

TITUS, BÉRÉNICE, PAULIN, PHÉNICE.
BÉRÉNICE.

Ne vous offensez pas si mon zèle indiscret
De votre solitude interrompt le secret
Tandis qu’autour de moi votre cour assemblée
Retentit des bienfaits dont vous m’avez comblée,
Est-il juste, seigneur, que seule en ce moment
Je demeure sans voix et sans ressentiment ?
Mais, seigneur (car je sais que cet ami sincère
Du secret de nos cœurs connaît tout le mystère),
Votre deuil est fini, rien n’arrête vos pas,
Vous êtes seul, enfin, et ne me cherchez pas !
J’entends que vous m’offrez un nouveau diadème,
Et ne puis cependant vous entendre vous-même.
Hélas ! plus de repos, seigneur, et moins d’éclat :
Votre amour ne peut-il paraître qu’au sénat ?
Ah, Titus ! (car enfin l’amour fuit la contrainte
De tous ces noms que suit le respect et la crainte)
De quel soin votre amour va-t-il s’importuner ?
N’a-t-il que des États qu’il me puisse donner ?
Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche ?
Un soupir, un regard, un mot de votre bouche,
Voilà l’ambition d’un cœur comme le mien :
Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien.
Tous vos moments sont-ils dévoués à l’empire ?
Ce cœur, après huit jours, n’a-t-il rien à me dire ?
Qu’un mot va rassurer mes timides esprits !
Mais parliez-vous de moi quand je vous ai surpris ?
Dans vos secrets discours étais-je intéressée,
Seigneur ? étais-je au moins présente à la pensée ?

TITUS.

N’en doutez point, madame ; et j’atteste les dieux
Que toujours Bérénice est présente à mes yeux.
L’absence ni le temps, je vous le jure encore,
Ne vous peuvent ravir ce cœur qui vous adore.

BÉRÉNICE.

Eh quoi ! vous me jurez une éternelle ardeur,
Et vous me la jurez avec cette froideur !
Pourquoi même du ciel attester la puissance ?
Faut-il par des serments vaincre ma défiance ?
Mon cœur ne prétend point, seigneur, vous démentir,
Et je vous en croirai sur un simple soupir.

TITUS.

Madame…

BÉRÉNICE.

Madame… Eh bien, seigneur ? Mais quoi ! sans me répondre,
Vous détournez les yeux, et semblez vous confondre !
Ne m’offrirez-vous plus qu’un visage interdit ?
Toujours la mort d’un père occupe votre esprit :
Rien ne peut-il charmer l’ennui qui vous dévore ?

TITUS.

Plût aux cieux que mon père, hélas ! vécût encore !
Que je vivais heureux !

BÉRÉNICE.

Que je vivais heureux ! Seigneur, tous ces regrets
De votre piété sont de justes effets.
Mais vos pleurs ont assez honoré sa mémoire :
Vous devez d’autres soins à Rome, à votre gloire :
De mon propre intérêt je n’ose vous parler.
Bérénice autrefois pouvait vous consoler ;
Avec plus de plaisir vous m’avez écoutée.
De combien de malheurs pour vous persécutée,