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Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/176

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Scène III.

BÉRÉNICE, ANTIOCHUS, ARSACE, PHÉNICE.
BÉRÉNICE.

Ô ciel ! Eh quoi ! seigneur, vous n’êtes point parti ?

ANTIOCHUS.

Madame, je vois bien que vous êtes déçue,
Et que c’était César que cherchait votre vue.
Mais n’accusez que lui, si, malgré mes adieux,
De ma présence encor j’importune vos yeux.
Peut-être en ce moment je serais dans Ostie,
S’il ne m’eût de sa cour défendu la sortie.

BÉRÉNICE.

Il vous cherche vous seul ; il nous évite tous.

ANTIOCHUS.

Il ne m’a retenu que pour parler de vous.

BÉRÉNICE.

De moi, prince ?

ANTIOCHUS.

De moi, prince ? Oui, madame.

BÉRÉNICE.

De moi, prince ? Oui, madame. Et qu’a-t-il pu vous dire ?

ANTIOCHUS.

Mille autres mieux que moi pourront vous en instruire.

BÉRÉNICE.

Quoi ! seigneur…

ANTIOCHUS.

Quoi ! seigneur… Suspendez votre ressentiment.
D’autres, loin de se taire en ce même moment,
Triompheraient peut-être, et pleins de confiance,
Céderaient avec joie à votre impatience ;
Mais moi, toujours tremblant, moi, vous le savez bien,
À qui votre repos est plus cher que le mien,
Pour ne le point troubler, j’aime mieux vous déplaire,
Et crains votre douleur plus que votre colère.
Avant la fin du jour vous me justifirez.
Adieu, madame.

BÉRÉNICE.

Adieu, madame. Ô ciel ! quel discours ! Demeurez.
Prince, c’est trop cacher mon trouble à votre vue ;
Vous voyez devant vous une reine éperdue,
Qui, la mort dans le sein, vous demande deux mots.
Vous craignez, dites-vous, de troubler mon repos ;
Et vos refus cruels, loin d’épargner ma peine,
Excitent ma douleur, ma colère, ma haine.
Seigneur, si mon repos vous est si précieux,
Si moi-même jamais je fus chère à vos yeux,
Éclaircissez le trouble où vous voyez mon âme :
Que vous a dit Titus ?

ANTIOCHUS.

Que vous a dit Titus ? Au nom des dieux, madame…

BÉRÉNICE.

Quoi ! vous craignez si peu de me désobéir !

ANTIOCHUS.

Je n’ai qu’à vous parler pour me faire haïr.

BÉRÉNICE.

Je veux que vous parliez.

ANTIOCHUS.

Je veux que vous parliez. Dieux ! quelle violence !
Madame, encore un coup, vous loûrez mon silence.

BÉRÉNICE.

Prince, dès ce moment contentez mes souhaits,
Ou soyez de ma haine assuré pour jamais.

ANTIOCHUS.

Madame, après cela, je ne puis plus me taire.
Eh bien ! vous le voulez, il faut vous satisfaire.
Mais ne vous flattez point ; je vais vous annoncer
Peut-être des malheurs où vous n’osez penser.
Je connais votre cœur ; vous devez vous attendre
Que je le vais frapper par l’endroit le plus tendre.
Titus m’a commandé…

BÉRÉNICE.

Titus m’a commandé… Quoi ?

ANTIOCHUS.

Titus m’a commandé… Quoi ? De vous déclarer
Qu’à jamais l’un de l’autre il faut vous séparer.

BÉRÉNICE.

Nous séparer ! qui ? moi ? Titus de Bérénice ?

ANTIOCHUS.

Il faut que devant vous je lui rende justice ;
Tout ce que, dans un cœur sensible et généreux,
L’amour au désespoir peut rassembler d’affreux,
Je l’ai vu dans le sien ; il pleure, il vous adore.
Mais enfin que lui sert de vous aimer encore ?
Une reine est suspecte à l’empire romain.
Il faut vous séparer, et vous partez demain.

BÉRÉNICE.

Nous séparer ! hélas ! Phénice !

PHÉNICE.

Nous séparer ! hélas ! Phénice ! Eh bien ! madame,
Il faut ici montrer la grandeur de votre âme.
Ce coup sans doute est rude, il doit vous étonner.

BÉRÉNICE.

Après tant de serments, Titus m’abandonner !
Titus qui me jurait… Non, je ne le puis croire ;
Il ne me quitte point, il y va de sa gloire.
Contre son innocence on veut me prévenir.
Ce piége n’est tendu que pour nous désunir.
Titus m’aime, Titus ne veut point que je meure.
Allons le voir ; je veux lui parler tout à l’heure.
Allons.

ANTIOCHUS.

Allons. Quoi ! vous pourriez ici me regarder…

BÉRÉNICE.

Vous le souhaitez trop pour me persuader.
Non, je ne vous crois point ; mais quoi qu’il en puisse être
Pour jamais à mes yeux gardez-vous de paraître.