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Osa-t-elle à leurs yeux faire éclater sa flamme ?

ACOMAT.

Ils l’ignorent encore ; et jusques à ce jour,
Atalide a prêté son nom à cet amour.
Du père d’Amurat Atalide est la nièce ;
Et même avec ses fils partageant sa tendresse,
Elle a vu son enfance élevée avec eux.
Du prince, en apparence, elle reçoit les vœux ;
Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxane,
Et veut bien, sous son nom, qu’il aime la sultane.
Cependant, cher Osmin, pour s’appuyer de moi,
L’un et l’autre ont promis Atalide à ma foi.

OSMIN.

Quoi ! vous l’aimez, seigneur ?

ACOMAT.

Quoi ! vous l’aimez, seigneur ? Voudrais-tu qu’à mon âge
Je fisse de l’amour le vil apprentissage ?
Qu’un cœur qu’ont endurci la fatigue et les ans
Suivît d’un vain plaisir les conseils imprudents ?
C’est par d’autres attraits qu’elle plaît à ma vue :
J’aime en elle le sang dont elle est descendue.
Par elle Bajazet, en m’approchant de lui,
Me va contre lui-même assurer un appui.
Un vizir aux sultans fait toujours quelque ombrage ;
À peine ils l’ont choisi qu’ils craignent leur ouvrage ;
Sa dépouille est un bien qu’ils veulent recueillir,
Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.
Bajazet aujourd’hui m’honore et me caresse ;
Ses périls tous les jours réveillent ma tendresse :
Ce même Bajazet, sur le trône affermi,
Méconnaîtra peut-être un inutile ami.
Et moi, si mon devoir, si ma foi ne l’arrête,
S’il ose quelque jour me demander ma tête…
Je ne m’explique point, Osmin ; mais je prétends
Que du moins il faudra la demander longtemps.
Je sais rendre aux sultans de fidèles services ;
Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices,
Et ne me pique point du scrupule insensé
De bénir mon trépas quand ils l’ont prononcé.
Voilà donc de ces lieux ce qui m’ouvre l’entrée,
Et comme enfin Roxane à mes yeux s’est montrée.
Invisible d’abord elle entendait ma voix,
Et craignait du sérail les rigoureuses lois ;
Mais enfin bannissant cette importune crainte
Qui dans nos entretiens jetait trop de contrainte,
Elle-même a choisi cet endroit écarté,
Où nos cœurs à nos yeux parlent en liberté.
Par un chemin obscur un esclave me guide,
Et… Mais on vient : c’est elle et sa chère Atalide.
Demeure ; et s’il le faut, sois prêt à confirmer
Le récit important dont je vais l’informer.


Scène II.

ROXANE, ATALIDE, ACOMAT, OSMIN, ZATIME, ZAÏRE.
ACOMAT.

La vérité s’accorde avec la renommée,
Madame. Osmin a vu le sultan et l’armée.
Le superbe Amurat est toujours inquiet ;
Et toujours tous les cœurs penchent vers Bajazet :
D’une commune voix ils l’appellent au trône.
Cependant les Persans marchaient vers Babylone,
Et bientôt les deux camps au pied de son rempart,
Devaient de la bataille éprouver le hasard.
Ce combat doit, dit-on, fixer nos destinées ;
Et même si d’Osmin je compte les journées,
Le ciel en a déjà réglé l’événement,
Et le sultan triomphe ou fuit en ce moment.
Déclarons-nous, madame, et rompons le silence :
Fermons-lui dès ce jour les portes de Byzance ;
Et sans nous informer s’il triomphe ou s’il fuit,
Croyez-moi, hâtons-nous d’en prévenir le bruit.
S’il fuit, que craignez-vous ? s’il triomphe au contraire,
Le conseil le plus prompt est le plus salutaire.
Vous voudrez, mais trop tard, soustraire à son pouvoir
Un peuple dans ses murs prêt à le recevoir.
Pour moi, j’ai déjà su par mes brigues secrètes
Gagner de notre loi les sacrés interprètes :
Je sais combien, crédule en sa dévotion,
Le peuple suit le frein de la religion.
Souffrez que Bajazet voie enfin la lumière :
Des murs de ce palais ouvrez-lui la barrière ;
Déployez en son nom cet étendard fatal[1],
Des extrêmes périls l’ordinaire signal.
Les peuples, prévenus de ce nom favorable,
Savent que sa vertu le rend seule coupable.
D’ailleurs un bruit confus, par mes soins confirmé,
Fait croire heureusement à ce peuple alarmé
Qu’Amurat le dédaigne, et veut loin de Byzance
Transporter désormais son trône et sa présence.
Déclarons le péril dont son frère est pressé ;
Montrons l’ordre cruel qui vous fut adressé,
Surtout qu’il se déclare et se montre lui-même,
Et fasse voir ce front digne du diadème.

ROXANE.

Il suffit. Je tiendrai tout ce que j’ai promis.
Allez, brave Acomat, assembler vos amis :
De tous leurs sentiments venez me rendre compte ;
Je vous rendrai moi-même une réponse prompte.
Je verrai Bajazet. Je ne puis dire rien,

  1. Cet étendard fatal est la bannière de Mahomet, gardée religieusement dans le trésor du prince. Lorsqu’elle est arborée, tous les sujets, depuis l’âge de sept ans, sont obligés de prendre les armes et de se ranger sous ce drapeau. (L. B)