Aller au contenu

Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/196

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


Scène II.

ATALIDE, ACOMAT, ZAÏRE.
ACOMAT.

C’est le vizir. Enfin, nos amants sont d’accord,
Madame ; un calme heureux nous remet dans le port.
La sultane a laissé désarmer sa colère ;
Elle m’a déclaré sa volonté dernière ;
Et tandis qu’elle montre au peuple épouvanté
Du prophète divin l’étendard redouté,
Qu’à marcher sur mes pas Bajazet se dispose,
Je vais de ce signal faire entendre la cause,
Remplir tous les esprits d’une juste terreur,
Et proclamer enfin le nouvel empereur.
Cependant permettez que je vous renouvelle
Le souvenir du prix qu’on promit à mon zèle.
N’attendez point de moi ces doux emportements,
Tels que j’en vois paraître au cœur de ces amants ;
Mais si, par d’autres soins, plus dignes de mon âge,
Par de profonds respects, par un long esclavage,
Tel que nous le devons au sang de nos sultans,
Je puis…

ATALIDE.

Je puis… Vous m’en pourrez instruire avec le temps.
Avec le temps aussi vous pourrez me connaître.
Mais quels sont ces transports qu’ils vous ont fait paraître ?

ACOMAT.

Madame, doutez-vous des soupirs enflammés
De deux jeunes amants l’un de l’autre charmés ?

ATALIDE.

Non ; mais, à dire vrai, ce miracle m’étonne.
Et dit-on à quel prix Roxane lui pardonne ?
L’épouse-t-il enfin ?

ACOMAT.

L’épouse-t-il enfin ? Madame, je le croi.
Voici tout ce qui vient d’arriver devant moi :
Surpris, je l’avoûrai, de leur fureur commune,
Querellant les amants, l’amour et la fortune,
J’étais de ce palais sorti désespéré.
Déjà, sur un vaisseau dans le port préparé,
Chargeant de mon débris les reliques plus chères,
Je méditais ma fuite aux terres étrangères.
Dans ce triste dessein au palais rappelé,
Plein de joie et d’espoir, j’ai couru, j’ai volé.
La porte du sérail à ma voix s’est ouverte,
Et d’abord une esclave à mes yeux s’est offerte ;
Qui m’a conduit sans bruit dans un appartement
Où Roxane attentive écoutait son amant.
Tout gardait devant eux un auguste silence :
Moi-même, résistant à mon impatience,
Et respectant de loin leur secret entretien,
j’ai longtemps, immobile, observé leur maintien.
Enfin, avec des yeux qui découvraient son âme,
L’une a tendu la main pour gage de sa flamme ;
L’autre, avec des regards éloquents, pleins d’amour,
L’a de ses feux, madame, assurée à son tour.

ATALIDE.

Hélas !

ACOMAT.

Hélas ! Ils m’ont alors aperçu l’un et l’autre.
« Voilà, m’a-t-elle dit, votre prince et le nôtre.
« Je vais, brave Acomat, le remettre en vos mains.
« Allez lui préparer les honneurs souverains ;
« Qu’un peuple obéissant l’attende dans le temple :
« Le sérail va bientôt vous en donner l’exemple. »
Aux pieds de Bajazet alors je suis tombé :
Et soudain à leurs yeux je me suis dérobé :
Trop heureux d’avoir pu, par un récit fidèle,
De leur paix, en passant, vous conter la nouvelle,
Et m’acquitter vers vous de mes respects profonds !
Je vais le couronner, madame, et j’en réponds.


Scène III.

ATALIDE, ZAÏRE.
ATALIDE.

Allons, retirons-nous, ne troublons point leur joie.

ZAÏRE.

Ah ! madame, croyez…

ATALIDE.

Ah ! madame, croyez… Que veux-tu que je croie ?
Quoi donc ! à ce spectacle irai-je m’exposer ?
Tu vois que c’en est fait, ils se vont épouser ;
La sultane est contente ; il assure qu’il l’aime.
Mais je ne m’en plains pas, je l’ai voulu moi-même.
Cependant croyais-tu, quand, jaloux de sa foi,
Il s’allait plein d’amour sacrifier pour moi ;
Lorsque son cœur, tantôt, m’exprimant sa tendresse,
Refusait à Roxane une simple promesse ;
Quand mes larmes en vain tâchaient de l’émouvoir ;
Quand je m’applaudissais de leur peu de pouvoir,
Croyais-tu que son cœur, contre toute apparence,
Pour la persuader trouvât tant d’éloquence ?
Ah ! peut-être, après tout, que, sans trop se forcer,
Tout ce qu’il a pu dire, il a pu le penser.
Peut-être en la voyant, plus sensible pour elle,
Il a vu dans ses yeux quelque grâce nouvelle ;
Elle aura devant lui fait parler ses douleurs ;
Elle l’aime ; un empire autorise ses pleurs :
Tant d’amour touche enfin une âme généreuse.
Hélas ! que de raisons contre une malheureuse !

ZAÏRE.

Mais ce succès, madame, est encore incertain.
Attendez.

ATALIDE.

Attendez. Non, vois-tu, je le nîrais en vain.
Je ne prends point plaisir à croître ma misère ;