Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/216

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Apprenez que suivi d’un nom si glorieux,
Partout de l’univers j’attacherais les yeux ;
Et qu’il n’est point de rois, s’ils sont dignes de l’être,
Qui sur le trône assis n’enviassent peut-être
Au-dessus de leur gloire un naufrage élevé,
Que Rome et quarante ans ont à peine achevé.
Vous-même d’un autre œil me verriez-vous, madame,
Si ces Grecs vos aïeux revivaient dans votre âme ?
Et puisqu’il faut enfin que je sois votre époux,
N’était-il pas plus noble et plus digne de vous
De joindre à ce devoir votre propre suffrage ;
D’opposer votre estime au destin qui m’outrage ;
Et de me rassurer, en flattant ma douleur,
Contre la défiance attachée au malheur ?
Eh quoi ! n’avez-vous rien, madame, à me répondre ?
Tout mon empressement ne sert qu’à vous confondre.
Vous demeurez muette ; et loin de me parler,
Je vois, malgré vos soins, vos pleurs prêts à couler.

MONIME.

Moi, seigneur ! Je n’ai point de larmes à répandre.
J’obéis : n’est-ce pas assez me faire entendre ?
Et ne suffit-il pas…

MITHRIDATE.

Et ne suffit-il pas… Non, ce n’est pas assez.
Je vous entends ici mieux que vous ne pensez ;
Je vois qu’on m’a dit vrai. Ma juste jalousie
Par vos propres discours est trop bien éclaircie !
Je vois qu’un fils perfide, épris de vos beautés,
Vous a parlé d’amour, et que vous l’écoutez.
Je vous jette pour lui dans des craintes nouvelles ;
Mais il jouira peu de vos pleurs infidèles,
Madame ; et désormais tout est sourd à mes lois,
Ou bien vous l’avez vu pour la dernière fois.
Appelez Xipharès.

MONIME.

Appelez Xipharès. Ah ! que voulez-vous faire ?
Xipharès…

MITHRIDATE.

Xipharès… Xipharès n’a point trahi son père !
Vous vous pressez en vain de le désavouer ;
Et ma tendre amitié ne peut que s’en louer.
Ma honte en serait moindre, ainsi que votre crime,
Si ce fils, en effet digne de votre estime,
À quelque amour encore avait pu vous forcer.
Mais qu’un traître, qui n’est hardi qu’à m’offenser,
De qui nulle vertu n’accompagne l’audace,
Que Pharnace, en un mot, ait pu prendre ma place,
Qu’il soit aimé, madame, et que je sois haï…


Scène V.

MITHRIDATE, MONIME, XIPHARÈS.
MITHRIDATE.

Venez, mon fils, venez ; votre père est trahi.
Un fils audacieux insulte à ma ruine,
Traverse mes desseins, m’outrage, m’assassine,
Aime la reine enfin, lui plaît, et me ravit
Un cœur que son devoir à moi seul asservit.
Heureux pourtant, heureux, que dans cette disgrâce
Je ne puisse accuser que la main de Pharnace ;
Qu’une mère infidèle, un frère audacieux,
Vous présentent en vain leur exemple odieux !
Oui, mon fils, c’est vous seul sur qui je me repose,
Vous seul qu’aux grands desseins que mon cœur se propose
J’ai choisi dès longtemps pour digne compagnon,
L’héritier de mon sceptre, et surtout de mon nom.
Pharnace, en ce moment, et ma flamme offensée,
Ne peuvent pas tout seuls occuper ma pensée :
D’un voyage important les soins et les apprêts,
Mes vaisseaux qu’à partir il faut tenir tout prêts,
Mes soldats, dont je veux tenter la complaisance,
Dans ce même moment demandent ma présence.
Vous cependant ici veillez pour mon repos ;
D’un rival insolent arrêtez les complots :
Ne quittez point la reine ; et s’il se peut, vous-même
Rendez-la moins contraire aux vœux d’un roi qui l’aime,
Détournez-la, mon fils, d’un choix injurieux :
Juge sans intérêt, vous la convaincrez mieux.
En un mot, c’est assez éprouver ma faiblesse :
Qu’elle ne pousse point cette même tendresse,
Que sais-je ? à des fureurs dont mon cœur outragé
Ne se repentirait qu’après s’être vengé.


Scène VI.

MONIME, XIPHARÈS.
XIPHARÈS.

Que dirai-je, madame ? Et comment dois-je entendre
Cet ordre, ce discours que je ne puis comprendre ?
Serait-il vrai, grands dieux ! que trop aimé de vous
Pharnace eût en effet mérité ce courroux ?
Pharnace aurait-il part à ce désordre extrême ?

MONIME.

Pharnace ? Ô ciel ! Pharnace ! Ah ! qu’entends-je moi-même ?
Ce n’est donc pas assez que ce funeste jour
À tout ce que j’aimais m’arrache sans retour,
Et que de mon devoir esclave infortunée,
À d’éternels ennuis je me voie enchaînée ?
Il faut qu’on joigne encor l’outrage à mes douleurs :
À l’amour de Pharnace on impute mes pleurs ;
Malgré toute ma haine on veut qu’il m’ait su plaire.
Je le pardonne au roi, qu’aveugle sa colère,
Et qui de mes secrets ne peut être éclairci,
Mais vous, seigneur, mais vous, me traitez-vous ainsi ?

XIPHARÈS.

Ah ! madame, excusez un amant qui s’égare ;
Qui lui-même, lié par un devoir barbare,