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Et satisfait d’un prix qui lui semble si doux,
Il veut même y porter le nom de mon époux.


Scène IV.

CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS.
CLYTEMNESTRE.

Ma fille, il faut partir sans que rien nous retienne,
Et sauver, en fuyant, votre gloire et la mienne.
Je ne m’étonne plus qu’interdit et distrait,
Votre père ait paru nous revoir à regret :
Aux affronts d’un refus craignant de vous commettre,
Il m’avait par Arcas envoyé cette lettre.
Arcas s’est vu trompé par notre égarement,
Et vient de me la rendre en ce même moment.
Sauvons, encore un coup, notre gloire offensée :
Pour votre hymen Achille a changé de pensée ;
Et refusant l’honneur qu’on lui veut accorder,
Jusques à son retour il veut le retarder.

ÉRIPHILE.

Qu’entends-je ?

CLYTEMNESTRE.

Qu’entends-je ? Je vous vois rougir de cet outrage.
Il faut d’un noble orgueil armer votre courage.
Moi-même, de l’ingrat approuvant le dessein,
Je vous l’ai dans Argos présenté de ma main ;
Et mon choix, que flattait le bruit de sa noblesse,
Vous donnait avec joie au fils d’une déesse.
Mais puisque désormais son lâche repentir
Dément le sang des dieux dont on le fait sortir,
Ma fille, c’est à nous de montrer qui nous sommes,
Et de ne voir en lui que le dernier des hommes.
Lui ferons-nous penser, par un plus long séjour,
Que vos vœux de son cœur attendent le retour ?
Rompons avec plaisir un hymen qu’il diffère.
J’ai fait de mon dessein avertir votre père ;
Je ne l’attends ici que pour m’en séparer ;
Et pour ce prompt départ je vais tout préparer.

(À Ériphile.)
Je ne vous presse point, madame, de nous suivre ;

En de plus chères mains ma retraite vous livre.
De vos desseins secrets on est trop éclairci ;
Et ce n’est pas Calchas que vous cherchez ici.


Scène V.

IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS.
IPHIGÉNIE.

En quel funeste état ces mots m’ont-ils laissée !
Pour mon hymen Achille a changé de pensée !
Il me faut sans honneur retourner sur mes pas !
Et vous cherchez ici quelque autre que Calchas !

ÉRIPHILE.

Madame, à ce discours je ne puis rien comprendre.

IPHIGÉNIE.

Vous m’entendez assez, si vous voulez m’entendre.
Le sort injurieux me ravit un époux ;
Madame, à mon malheur m’abandonnerez-vous ?
Vous ne pouviez sans moi demeurer à Mycène ;
Me verra-t-on sans vous partir avec la reine ?

ÉRIPHILE.

Je voulais voir Calchas avant que de partir.

IPHIGÉNIE.

Que tardez-vous, madame, à le faire avertir ?

ÉRIPHILE.

D’Argos, dans un moment, vous reprenez la route.

IPHIGÉNIE.

Un moment quelquefois éclaircit plus d’un doute.
Mais, madame, je vois que c’est trop vous presser ;
Je vois ce que jamais je n’ai voulu penser :
Achille… Vous brûlez que je ne sois partie.

ÉRIPHILE.

Moi ! vous me soupçonnez de cette perfidie !
Moi, j’aimerais, madame, un vainqueur furieux,
Qui toujours tout sanglant se présente à mes yeux,
Qui, la flamme à la main, et de meurtres avide,
Mit en cendres Lesbos…

IPHIGÉNIE.

Mit en cendres Lesbos… Oui, vous l’aimez, perfide ;
Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez,
Ces bras que dans le sang vous avez vus baignés,
Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme,
Sont les traits dont l’amour l’a gravé dans votre âme ;
Et, loin d’en détester le cruel souvenir,
Vous vous plaisez encore à m’en entretenir.
Déjà plus d’une fois, dans vos plaintes forcées,
J’ai dû voir et j’ai vu le fond de vos pensées ;
Mais toujours sur mes yeux ma facile bonté
A remis le bandeau que j’avais écarté.
Vous l’aimez. Que faisais-je ! et quelle erreur fatale
M’a fait entre mes bras recevoir ma rivale !
Crédule, je l’aimais : mon cœur même aujourd’hui
De son parjure amant lui promettait l’appui.
Voilà donc le triomphe où j’étais amenée !
Moi-même à votre char je me suis enchaînée.
Je vous pardonne, hélas ! des vœux intéressés,
Et la perte d’un cœur que vous me ravissez :
Mais que, sans m’avertir du piége qu’on me dresse,
Vous me laissiez chercher jusqu’au fond de la Grèce
L’ingrat qui ne m’attend que pour m’abandonner,
Perfide, cet affront se peut-il pardonner ?

ÉRIPHILE.

Vous me donnez des noms qui doivent me surprendre,
Madame : on ne m’a pas instruite à les entendre ;
Et les dieux, contre moi dès longtemps indignés,
À mon oreille encor les avaient épargnés.