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Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/248

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Je veux fléchir des dieux la puissance suprême :
Ah ! quels dieux me seraient plus cruels que moi-même ?
Non, je ne puis. Cédons au sang, à l’amitié,
Et ne rougissons plus d’une juste pitié :
Qu’elle vive. Mais quoi ! peu jaloux de ma gloire,
Dois-je au superbe Achille accorder la victoire ?
Son téméraire orgueil, que je vais redoubler,
Croira que je lui cède et qu’il me fait trembler…
De quel frivole soin mon esprit s’embarrasse !
Ne puis-je pas d’Achille humilier l’audace ?
Que ma fille à ses yeux soit un sujet d’ennui :
Il l’aime, elle vivra pour un autre que lui.
Eurybate, appelez la princesse, la reine :
Qu’elles ne craignent point.

AGAMEMNON, gardes.
AGAMEMNON.

Qu’elles ne craignent point. Grands dieux, si votre haine
Persévère à vouloir l’arracher de mes mains,
Que peuvent devant vous tous les faibles humains !
Loin de la secourir, mon amitié l’opprime,
Je le sais ; mais, grands dieux, une telle victime
Vaut bien que, confirmant vos rigoureuses lois,
Vous me la demandiez une seconde fois.


Scène X.

AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, EURYBATE, DORIS, gardes.
AGAMEMNON.

Allez, madame, allez ; prenez soin de sa vie :
Je vous rends votre fille, et je vous la confie.
Loin de ces lieux cruels précipitez ses pas ;
Mes gardes vous suivront, commandés par Arcas :
Je veux bien excuser son heureuse imprudence.
Tout dépend du secret et de la diligence :
Ulysse ni Calchas n’ont point encor parlé ;
Gardez que ce départ ne leur soit révélé.
Cachez bien votre fille ; et que tout le camp croie
Que je la retiens seule, et que je vous renvoie.
Fuyez. Puissent les dieux, de mes larmes contents,
À mes tristes regards ne l’offrir de longtemps !
Gardes, suivez la reine.

CLYTEMNESTRE.

Gardes, suivez la reine. Ah ! seigneur !

IPHIGÉNIE.

Gardes, suivez la reine. Ah ! seigneur ! Ah ! mon père !

AGAMEMNON.

Prévenez de Calchas l’empressement sévère.
Fuyez, vous dis-je. Et moi, pour vous favoriser,
Par de feintes raisons je m’en vais l’abuser.
Je vais faire suspendre une pompe funeste,
Et de ce jour, au moins, lui demander le reste.


Scène XI.

ÉRIPHILE, DORIS.
ÉRIPHILE.

Suis-moi : ce n’est pas là, Doris, notre chemin.

DORIS.

Vous ne les suivez pas ?

ÉRIPHILE.

Vous ne les suivez pas ? Ah ! je succombe enfin.
Je reconnais l’effet des tendresses d’Achille.
Je n’emporterai point une rage inutile ;
Plus de raisons ; il faut ou la perdre ou périr.
Viens, te dis-je. À Calchas je vais tout découvrir.




ACTE CINQUIÈME.





Scène première.

IPHIGÉNIE, ÆGINE.
IPHIGÉNIE.

Cesse de m’arrêter. Va, retourne à ma mère,
Ægine : il faut des dieux apaiser la colère.
Pour ce sang malheureux qu’on veut leur dérober,
Regarde quel orage est tout prêt à tomber :
Considère l’état où la reine est réduite ;
Vois comme tout le camp s’oppose à notre fuite ;
Avec quelle insolence ils ont, de toutes parts,
Fait briller à nos yeux la pointe de leurs dards ;
Nos gardes repoussés, la reine évanouie…
Ah ! c’est trop l’exposer : souffre que je la fuie ;
Et, sans attendre ici ses secours impuissants,
Laisse-moi profiter du trouble de ses sens.
Mon père même, hélas ! puisqu’il faut te le dire,
Mon père, en me sauvant, ordonne que j’expire.

ÆGINE.

Lui, madame ! Quoi donc ? qu’est-ce qui s’est passé ?

IPHIGÉNIE.

Achille trop ardent l’a peut-être offensé :
Mais le roi, qui le hait, veut que je le haïsse ;
Il ordonne à mon cœur cet affreux sacrifice :
Il m’a fait par Arcas expliquer ses souhaits ;
Ægine, il me défend de lui parler jamais.

ÆGINE.

Ah ! madame !

IPHIGÉNIE.

Ah ! madame ! Ah, sentence ! ah, rigueur inouïe !