Aller au contenu

Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/271

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


Scène III.

Thésée, Aricie.
THÉSÉE.

Vous changez de couleur, et semblez interdite,
Madame : que faisait Hippolyte en ce lieu ?

ARICIE.

Seigneur, il me disait un éternel adieu.

THÉSÉE.

Vos yeux ont su dompter ce rebelle courage ;
Et ses premiers soupirs sont votre heureux ouvrage.

ARICIE.

Seigneur, je ne vous puis nier la vérité :
De votre injuste haine il n’a pas hérité ;
Il ne me traitait point comme une criminelle.

THÉSÉE.

J’entends : il vous jurait une amour éternelle.
Ne vous assurez point sur ce cœur inconstant ;
Car à d’autres que vous il en jurait autant.

ARICIE.

Lui, seigneur ?

THÉSÉE.

Lui, seigneur ? Vous deviez le rendre moins volage :
Comment souffriez-vous cet horrible partage ?

ARICIE.

Et comment souffrez-vous que d’horribles discours
D’une si belle vie osent noircir le cours ?
Avez-vous de son cœur si peu de connaissance ?
Discernez-vous si mal le crime et l’innocence ?
Faut-il qu’à vos yeux seuls un nuage odieux
Dérobe sa vertu, qui brille à tous les yeux ?
Ah ! c’est trop le livrer à des langues perfides.
Cessez : repentez-vous de vos vœux homicides ;
Craignez, seigneur, craignez que le ciel rigoureux
Ne vous haïsse assez pour exaucer vos vœux.
Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes :
Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.

THÉSÉE.

Non, vous voulez en vain couvrir son attentat ;
Votre amour vous aveugle en faveur de l’ingrat.
Mais j’en crois des témoins certains, irréprochables :
J’ai vu, j’ai vu couler des larmes véritables.

ARICIE.

Prenez garde, seigneur : vos invincibles mains
Ont de monstres sans nombre affranchi les humains ;
Mais tout n’est pas détruit, et vous en laissez vivre
Un… Votre fils, seigneur, me défend de poursuivre.
Instruite du respect qu’il veut vous conserver,
Je l’affligerais trop si j’osais achever.
J’imite sa pudeur, et fuis votre présence
Pour n’être pas forcée à rompre le silence.


Scène IV.


Thésée.


Quelle est donc sa pensée, et que cache un discours
Commencé tant de fois, interrompu toujours ?
Veulent-ils m’éblouir par une feinte vaine ?
Sont-ils d’accord tous deux pour me mettre à la gêne ?
Mais moi-même, malgré ma sévère rigueur,
Quelle plaintive voix crie au fond de mon cœur ?
Une pitié secrète et m’afflige et m’étonne.
Une seconde fois interrogeons Œnone :
Je veux de tout le crime être mieux éclairci.
Gardes, qu’Œnone sorte, et vienne seule ici.


Scène V.


Thésée, Panope.
PANOPE.

J’ignore le projet que la reine médite,
Seigneur ; mais je crains tout du transport qui l’agite.
Un mortel désespoir sur son visage est peint ;
La pâleur de la mort est déjà sur son teint.
Déjà de sa présence avec honte chassée,
Dans la profonde mer Œnone s’est lancée.
On ne sait point d’où part ce dessein furieux ;
Et les flots pour jamais l’ont ravie à nos yeux.

THÉSÉE.

Qu’entends-je ?

PANOPE.

Qu’entends-je ? Son trépas n’a point calmé la reine ;
Le trouble semble croître en son âme incertaine.
Quelquefois, pour flatter ses secrètes douleurs,
Elle prend ses enfants et les baigne de pleurs ;
Et soudain, renonçant à l’amour maternelle,
Sa main avec horreur les repousse loin d’elle ;
Elle porte au hasard ses pas irrésolus ;
Son œil tout égaré ne nous reconnaît plus ;
Elle a trois fois écrit ; et changeant de pensée,
Trois fois elle a rompu sa lettre commencée.
Daignez la voir, seigneur ; daignez la secourir.

THÉSÉE.

Ô ciel ! Œnone est morte, et Phèdre veut mourir !
Qu’on rappelle mon fils, qu’il vienne se défendre ;
Qu’il vienne me parler, je suis prêt de l’entendre.
Qu’il(seul.)
Ne précipite point tes funestes bienfaits,
Neptune ; j’aime mieux n’être exaucé jamais.
J’ai peut-être trop cru des témoins peu fidèles,
Et j’ai trop tôt vers toi levé mes mains cruelles.
Ah ! de quel désespoir mes vœux seraient suivis !