Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/290

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Partout l’affreux signal en même temps donné
De meurtres remplira l’univers étonné :
On verra, sous le nom du plus juste des princes,
Un perfide étranger désoler vos provinces ;
Et dans ce palais même, en proie à son courroux,
Le sang de vos sujets regorger jusqu’à vous.
Et que reproche aux Juifs sa haine envenimée ?
Quelle guerre intestine avons-nous allumée ?
Les a-t-on vus marcher parmi vos ennemis ?
Fut-il jamais au joug esclaves plus soumis ?
Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie,
Pendant que votre main sur eux appesantie
À leurs persécuteurs les livrait sans secours,
Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours,
De rompre des méchants les trames criminelles,
De mettre votre trône à l’ombre de ses ailes.
N’en doutez point, seigneur, il fut votre soutien :
Lui seul mit à vos pieds le Parthe et l’Indien,
Dissipa devant vous les innombrables Scythes,
Et renferma les mers dans vos vastes limites ;
Lui seul aux yeux d’un Juif découvrit le dessein
De deux traîtres tout prêts à vous percer le sein.
Hélas ! ce Juif jadis m’adopta pour sa fille.

ASSUÉRUS.

Mardochée ?

ESTHER.

Mardochée ? Il restait seul de notre famille.
Mon père était son frère. Il descend comme moi
Du sang infortuné de notre premier roi.
Plein d’une juste horreur pour un Amalécite,
Race que notre Dieu de sa bouche a maudite,
Il n’a devant Aman pu fléchir les genoux,
Ni lui rendre un honneur qu’il ne croit dû qu’à vous.
De là contre les Juifs et contre Mardochée
Cette haine, seigneur, sous d’autres noms cachée.
En vain de vos bienfaits Mardochée est paré :
À la porte d’Aman est déjà préparé
D’un infâme trépas l’instrument exécrable ;
Dans une heure au plus tard ce vieillard vénérable,
Des portes du palais par son ordre arraché,
Couvert de votre pourpre, y doit être attaché.

ASSUÉRUS.

Quel jour mêlé d’horreur vient effrayer mon âme !
Tout mon sang de colère et de honte s’enflamme.
J’étais donc le jouet… Ciel, daigne m’éclairer !
Un moment sans témoins cherchons à respirer.
Appelez Mardochée : il faut aussi l’entendre.

(Le roi s’éloigne.)
UNE ISRAÉLITE.

Vérité, que j’implore, achève de descendre !


Scène V.

ESTHER, AMAN, ÉLISE, le chœur.
AMAN, à Esther.

D’un juste étonnement je demeure frappé.
Les ennemis des Juifs m’ont trahi, m’ont trompé :
J’en atteste du ciel la puissance suprême,
En les perdant j’ai cru vous assurer vous-même.
Princesse, en leur faveur employez mon crédit :
Le roi, vous le voyez, flotte encore interdit.
Je sais par quels ressorts on le pousse, on l’arrête ;
Et fais, comme il me plaît, le calme et la tempête.
Les intérêts des Juifs déjà me sont sacrés.
Parlez : vos ennemis aussitôt massacrés,
Victimes de la foi que ma bouche vous jure,
De ma fatale erreur répareront l’injure.
Quel sang demandez-vous ?

ESTHER.

Quel sang demandez-vous ? Va, traître, laisse-moi.
Les Juifs n’attendent rien d’un méchant tel que toi.
Misérable, le Dieu vengeur de l’innocence,
Tout prêt à te juger, tient déjà sa balance !
Bientôt son juste arrêt te sera prononcé.
Tremble : son jour approche, et ton règne est passé.

AMAN.

Oui, ce Dieu, je l’avoue, est un Dieu redoutable.
Mais veut-il que l’on garde une haine implacable ?
C’en est fait : mon orgueil est forcé de plier ;
L’inexorable Aman est réduit à prier.

(il se jette à ses pieds.)
Par le salut des Juifs, par ces pieds que j’embrasse,

Par ce sage vieillard, l’honneur de votre race,
Daignez d’un roi terrible apaiser le courroux ;
Sauvez Aman, qui tremble à vos sacrés genoux.


Scène VI.

ASSUÉRUS, ESTHER, AMAN, ÉLISE, le chœur, gardes.
ASSUÉRUS.

Quoi ! le traître sur vous porte ses mains hardies !
Ah ! dans ses yeux confus je lis ses perfidies ;
Et son trouble appuyant la foi de vos discours,
De tous ses attentats me rappelle le cours.
Qu’à ce monstre à l’instant l’âme soit arrachée ;
Et que devant sa porte, au lieu de Mardochée,
Apaisant par sa mort et la terre et les cieux,
De mes peuples vengés il repaisse les yeux.

(Aman est emmené par les gardes.)