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Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/306

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Au-delà de ce lieu gardez-vous d’avancer :
C’est des ministres saints la demeure sacrée ;
Les lois à tout profane en défendent l’entrée.
Qui cherchez-vous ? Mon père, en ce jour solennel,
De l’idolâtre impur fuit l’aspect criminel ;
Et devant le Seigneur maintenant prosternée,
Ma mère en ce devoir craint d’être détournée.

MATHAN.

Mon fils, nous attendrons ; cessez de vous troubler.
C’est votre illustre mère à qui je veux parler ;
Je viens ici chargé d’un ordre de la reine.


Scène III.

MATHAN, NABAL.
NABAL.

Leurs enfants ont déjà leur audace hautaine.
Mais que veut Athalie en cette occasion ?
D’où naît dans ses conseils cette confusion ?
Par l’insolent Joad ce matin offensée,
Et d’un enfant fatal en songe menacée,
Elle allait immoler Joad à son courroux,
Et dans ce temple enfin placer Baal et vous.
Vous m’en aviez déjà confié votre joie ;
Et j’espérais ma part d’une si riche proie.
Qui fait changer ainsi ses vœux irrésolus ?

MATHAN.

Ami, depuis deux jours je ne la connais plus.
Ce n’est plus cette reine éclairée, intrépide,
Élevée au-dessus de son sexe timide,
Qui d’abord accablait ses ennemis surpris,
Et d’un instant perdu connaissait tout le prix :
La peur d’un vain remords trouble cette grande âme ;
Elle flotte, elle hésite ; en un mot, elle est femme.
J’avais tantôt rempli d’amertume et de fiel
Son cœur déjà saisi des menaces du ciel ;
Elle-même, à mes soins confiant sa vengeance,
M’avait dit d’assembler sa garde en diligence ;
Mais soit que cet enfant devant elle amené,
De ses parents, dit-on, rebut infortuné,
Eût d’un songe effrayant diminué l’alarme,
Soit qu’elle eût même en lui vu je ne sais quel charme,
J’ai trouvé son courroux chancelant, incertain,
Et déjà remettant sa vengeance à demain.
Tous ses projets semblaient l’un l’autre se détruire :
« Du sort de cet enfant je me suis fait instruire,
« Ai-je dit : on commence à vanter ses aïeux ;
« Joad de temps en temps le montre aux factieux,
« Le fait attendre aux Juifs comme un autre Moïse,
« Et d’oracles menteurs s’appuie et s’autorise. »
Ces mots ont fait monter la rougeur sur son front.
Jamais mensonge heureux n’eut un effet si prompt.
« Est-ce à moi de languir dans cette incertitude ?
« Sortons, a-t-elle dit, sortons d’inquiétude.
« Vous-même à Josabeth prononcez cet arrêt :
« Les feux vont s’allumer, et le fer est tout prêt ;
« Rien ne peut de leur temple empêcher le ravage,
« Si je n’ai de leur foi cet enfant pour otage. »

NABAL.

Eh bien ! pour un enfant qu’ils ne connaissent pas,
Que le hasard peut-être a jeté dans leurs bras,
Voudront-ils que leur temple enseveli sous l’herbe…

MATHAN.

Ah ! de tous les mortels connais le plus superbe.
Plutôt que dans mes mains par Joad soit livré
Un enfant qu’à son Dieu Joad a consacré,
Tu lui verras subir la mort la plus terrible.
D’ailleurs pour cet enfant leur attache est visible.
Si j’ai bien de la reine entendu le récit,
Joad sur sa naissance en sait plus qu’il ne dit.
Quel qu’il soit, je prévois qu’il leur sera funeste ;
Ils le refuseront : je prends sur moi le reste ;
Et j’espère qu’enfin de ce temple odieux
Et la flamme et le fer vont délivrer mes yeux.

NABAL.

Qui peut vous inspirer une haine si forte ?
Est-ce que de Baal le zèle vous transporte ?
Pour moi, vous le savez, descendu d’Ismaël,
Je ne sers ni Baal, ni le Dieu d’Israël.

MATHAN.

Ami, peux-tu penser que d’un zèle frivole
Je me laisse aveugler pour une vaine idole,
Pour un fragile bois, que, malgré mon secours,
Les vers sur son autel consument tous les jours ?
Né ministre du Dieu qu’en ce temple on adore,
Peut-être que Mathan le servirait encore,
Si l’amour des grandeurs, la soif de commander,
Avec son joug étroit pouvaient s’accommoder.
Qu’est-il besoin, Nabal, qu’à tes yeux je rappelle
De Joad et de moi la fameuse querelle,
Quand j’osai contre lui disputer l’encensoir,
Mes brigues, mes combats, mes pleurs, mon désespoir ?
Vaincu par lui, j’entrai dans une autre carrière,
Et mon âme à la cour s’attacha tout entière.
J’approchai par degrés de l’oreille des rois,
Et bientôt en oracle on érigea ma voix.
J’étudiai leur cœur, je flattai leurs caprices ;
Je leur semai de fleurs les bords des précipices ;
Près de leurs passions rien ne me fut sacré ;
De mesure et de poids je changeais à leur gré.
Autant que de Joad l’inflexible rudesse
De leur superbe oreille offensait la mollesse ;
Autant je les charmais par ma dextérité :
Dérobant à leurs yeux la triste vérité :
Prêtant à leurs fureurs des couleurs favorables,
Et prodigue surtout du sang des misérables.
Enfin, au dieu nouveau qu’elle avait introduit,