Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/70

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Si ce que tu ravis tu le sais conserver.
Montre-toi digne enfin d’une si belle proie.

ÉTÉOCLE.

J’accepte ton dessein, et l’accepte avec joie ;
Créon sait là-dessus quel était mon désir :
J’eusse accepté le trône avec moins de plaisir.
Je te crois maintenant digne du diadème ;
Et te le vais porter au bout de ce fer même.

JOCASTE.

Hâtez-vous donc, cruels, de me percer le sein,
Et commencez par moi votre horrible dessein.
Ne considérez point que je suis votre mère,
Considérez en moi celle de votre frère.
Si de votre ennemi vous recherchez le sang,
Recherchez-en la source en ce malheureux flanc ;
Je suis de tous les deux la commune ennemie,
Puisque votre ennemi reçut de moi la vie ;
Cet ennemi, sans moi, ne verrait pas le jour.
S’il meurt, ne faut-il pas que je meure à mon tour ?
N’en doutez point, sa mort me doit être commune ;
Il faut en donner deux, ou n’en donner pas une ;
Et, sans être ni doux ni cruels à demi,
Il faut me perdre, ou bien sauver votre ennemi.
Si la vertu vous plaît, si l’honneur vous anime,
Barbares, rougissez de commettre un tel crime ;
Ou si le crime, enfin, vous plaît tant à chacun,
Barbares, rougissez de n’en commettre qu’un.
Aussi bien, ce n’est point que l’amour vous retienne,
Si vous sauvez ma vie en poursuivant la sienne :
Vous vous garderiez bien, cruels, de m’épargner,
Si je vous empêchais un moment de régner.
Polynice, est-ce ainsi que l’on traite une mère ?

POLYNICE.

J’épargne mon pays.

JOCASTE.

J’épargne mon pays. Et vous tuez un frère !

POLYNICE.

Je punis un méchant.

JOCASTE.

Je punis un méchant. Et sa mort aujourd’hui,
Vous rendra plus coupable et plus méchant que lui.

POLYNICE.

Faut-il que de ma main je couronne ce traître,
Et que de cour en cour j’aille chercher un maître ;
Qu’errant et vagabond je quitte mes états,
Pour observer des lois qu’il ne respecte pas ?
De ses propres forfaits serai-je la victime ?
Le diadème est-il le partage du crime ?
Quel droit ou quel devoir n’a-t-il point violé ?
Et cependant il règne, et je suis exilé !

JOCASTE.

Mais si le roi d’Argos vous cède une couronne…

POLYNICE.

Dois-je chercher ailleurs ce que le sang me donne ?
En m’alliant chez lui n’aurai-je rien porté ?
Et tiendrai-je mon rang de sa seule bonté ?
D’un trône qui m’est dû faut-il que l’on me chasse,
Et d’un prince étranger que je brigue la place ?
Non, non : sans m’abaisser à lui faire la cour,
Je veux devoir le sceptre à qui je dois le jour.

JOCASTE.

Qu’on le tienne, mon fils, d’un beau-père ou d’un père,
La main de tous les deux vous sera toujours chère.

POLYNICE.

Non, non, la différence est trop grande pour moi ;
L’un me ferait esclave, et l’autre me fait roi.
Quoi ! ma grandeur serait l’ouvrage d’une femme !
D’un éclat si honteux je rougirais dans l’âme.
Le trône, sans l’amour, me serait donc fermé ?
Je ne régnerais pas, si l’on ne m’eût aimé ?
Je veux m’ouvrir le trône, ou jamais n’y paraître.
Et quand j’y monterai, j’y veux monter en maître ;
Que le peuple à moi seul soit forcé d’obéir,
Et qu’il me soit permis de m’en faire haïr.
Enfin, de ma grandeur je veux être l’arbitre,
N’être point roi, madame, ou l’être à juste titre ;
Que le sang me couronne, ou, s’il ne suffit pas,
Je veux à son secours n’appeler que mon bras.

JOCASTE.

Faites plus, tenez tout de votre grand courage ;
Que votre bras tout seul fasse votre partage ;
Et, dédaignant les pas des autres souverains,
Soyez, mon fils, soyez l’ouvrage de vos mains.
Par d’illustres exploits couronnez-vous vous-même ;
Qu’un superbe laurier soit votre diadème ;
Régnez et triomphez, et joignez à la fois
La gloire des héros à la pourpre des rois.
Quoi ! votre ambition serait-elle bornée
À régner tour à tour l’espace d’une année ?
Cherchez à ce grand cœur, que rien ne peut dompter,
Quelque trône où vous seul ayez droit de monter.
Mille sceptres nouveaux s’offrent à votre épée,
Sans que d’un sang si cher nous la voyions trempée.
Vos triomphes pour moi n’auront rien que de doux,
Et votre frère même ira vaincre avec vous.

POLYNICE.

Vous voulez que mon cœur, flatté de ces chimères,
Laisse un usurpateur au trône de mes pères ?

JOCASTE.

Si vous lui souhaitez en effet tant de mal,
Élevez-le vous-même à ce trône fatal.
Ce trône fut toujours un dangereux abîme ;
La foudre l’environne aussi bien que le crime :
Votre père et les rois qui vous ont devancés,
Sitôt qu’ils y montaient, s’en sont vus renversés.

POLYNICE.

Quand je devrais au ciel rencontrer le tonnerre,
J’y monterais plutôt que de ramper à terre.