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Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/77

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pas ; on se contente de ne plus le voir quand on l’a vu une fois, et on le laisse tomber de lui-même, sans daigner seulement contribuer à sa chute. Cependant j’ai eu le plaisir de voir plus de six fois de suite à ma pièce le visage de ces censeurs : ils n’ont pas craint de s’exposer si souvent à entendre une chose qui leur déplaisait ; ils ont prodigué libéralement leur temps et leurs peines pour la venir critiquer, sans compter les chagrins que leur ont peut-être coûtés les applaudissements que leur présence n’a pas empêché le public de me donner.

Je ne représente point à ces critiques le goût de l’antiquité : je vois bien qu’ils le connaissent médiocrement. Mais de quoi se plaignent-ils, si toutes mes scènes sont bien remplies, si elles sont bien liées nécessairement les unes aux autres, si tous mes acteurs ne viennent point sur le théâtre que l’on ne sache la raison qui les y fait venir ; et si, avec peu d’incidents et peu de matière, j’ai été assez heureux pour faire une pièce qui les a peut-être attachés malgré eux depuis le commencement jusqu’à la fin ? Mais ce qui me console, c’est de voir mes censeurs s’accorder si mal ensemble : les uns disent que Taxile n’est point assez honnête homme ; les autres, qu’il ne mérite point sa perte : les uns soutiennent qu’Alexandre n’est point assez amoureux ; les autres, qu’il ne vient sur le théâtre que pour parler d’amour. Ainsi je n’ai pas besoin que mes amis se mettent en peine de me justifier, je n’ai qu’à renvoyer mes ennemis à mes ennemis ; et je me repose sur eux de la défense d’une pièce qu’ils attaquent en si mauvaise intelligence, et avec des sentiments si opposés.




SECONDE PRÉFACE.


Il n’y a guère de tragédie où l’histoire soit plus fidèlement suivie que dans celle-ci. Le sujet en est tiré de plusieurs auteurs, mais surtout du huitième livre de Quinte-Curce. C’est là qu’on peut voir tout ce qu’Alexandre fit lorsqu’il entra dans les Indes, les ambassades qu’il envoya aux rois de ce pays-là, les différentes réceptions qu’ils firent à ses envoyés, l’alliance que Taxile fit avec lui, la fierté avec laquelle Porus refusa les conditions qu’on lui présentait, l’inimitié qui était entre Porus et Taxile, et enfin la victoire qu’Alexandre remporta sur Porus, la réponse généreuse que ce brave Indien fit au vainqueur, qui lui demandait comment il voulait qu’on le traitât, et la générosité avec laquelle Alexandre lui rendit tous ses États, et en ajouta beaucoup d’autres.

Cette action d’Alexandre a passé pour une des plus belles que ce prince ait faites en sa vie ; et le danger que Porus lui fit courir dans la bataille lui parut le plus grand où il se fût jamais trouvé. Il le confessa lui-même, en disant qu’il avait trouvé enfin un péril digne de son courage. Et ce fut en cette même occasion qu’il s’écria : « Ô Athéniens, combien de travaux j’endure pour me faire louer de vous ! » J’ai tâché de représenter en Porus un ennemi digne d’Alexandre, et je puis dire que son caractère a plu extrêmement sur notre théâtre, jusque-là que des personnes m’ont reproché que je faisais ce prince plus grand qu’Alexandre. Mais ces personnes ne considèrent pas que, dans la bataille et dans la victoire, Alexandre est en effet plus grand que Porus ; qu’il n’y a pas un vers dans la tragédie qui ne soit à la louange d’Alexandre ; que les invectives mêmes de Porus et d’Axiane sont autant d’éloges de la valeur de ce conquérant. Porus a peut-être quelque chose qui intéresse davantage, parce qu’il est dans le malheur ; car, comme dit Sénèque, « Nous sommes de telle nature, qu’il n’y a rien au monde qui se fasse tant admirer qu’un homme qui sait être malheureux avec courage. Ita affecti sumus, ut nihil æque magnam apud nos admirationem occupet, quam homo fortiter miser[1]. »

Les amours d’Alexandre et de Cléofile ne sont pas de mon invention : Justin en parle, aussi bien que Quinte-Curce. Ces deux historiens rapportent qu’une reine dans les Indes, nommée Cléofile, se rendit à ce prince avec la ville où il la tenait assiégée, et qu’il la rétablit dans son royaume, en considération de sa beauté. Elle en eut un fils, et elle l’appela Alexandre. Voici les paroles de Justin : « Regna Cleophilis reginæ petit, quæ, quum se dedisset ei concubitu, redemptum regnum ab Alexandro recepit, illecebris consecuta quod virtute non potuerat ; filiumque, ab eo genitum, Alexandrum nominavit, qui postea regno Indorum potitus est[2]. »




PERSONNAGES.
ALEXANDRE.
PORUS,
TAXILE,
rois dans les Indes.
AXIANE, reine d'une autre partie des Indes.
CLÉOFILE, sœur de Taxile.
ÉPHESTION.
Suite d’Alexandre.


La scène est sur les bords de l’Hydaspe, dans le camp de Taxile.




ACTE PREMIER.




Scène première.

TAXILE[3], CLÉOFILE.
CLÉOFILE.

Quoi ! vous allez combattre un roi dont la puissance
Semble forcer le ciel à prendre sa défense,
Sous qui toute l’Asie a vu tomber ses rois,
Et qui tient la fortune attachée à ses lois !

  1. Senecæ Consolatio ad Helviam, cap. XIII.
  2. Justini, lib. XII, cap. VII.
  3. Ce prince s’appelait Omphis ; le nom de Taxile, d’après Quinte-Curce, liv. VIII, chap. XII, était un titre que prenaient les princes indiens en montant sur le trône, comme les rois d’Égypte prenaient celui de Pharaon.