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Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/79

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Mais n’espérez plus rien de vos soins impuissants.
Pourquoi dans les combats chercher une conquête
Qu’à vous livrer lui-même Alexandre s’apprête ?
Ce n’est pas contre lui qu’il la faut disputer ;
Porus est l’ennemi qui prétend vous l’ôter.
Pour ne vanter que lui, l’injuste renommée
Semble oublier les noms du reste de l’armée ;
Quoi qu’on fasse, lui seul en ravit tout l’éclat,
Et comme ses sujets il vous mène au combat.
Ah ! si ce nom vous plaît, si vous cherchez à l’être,
Les Grecs et les Persans vous enseignent un maître !
Vous trouverez cent rois compagnons de vos fers ;
Porus y viendra même avec tout l’univers.
Mais Alexandre enfin ne vous tend point de chaînes ;
Il laisse à votre front ces marques souveraines
Qu’un orgueilleux rival ose ici dédaigner.
Porus vous fait servir, il vous fera régner :
Au lieu que de Porus vous êtes la victime,
Vous serez… Mais voici ce rival magnanime.

TAXILE.

Ah ! ma sœur, je me trouble ; et mon cœur alarmé,
En voyant mon rival, me dit qu’il est aimé.

CLÉOFILE.

Le temps vous presse. Adieu. C’est à vous de vous rendre
L’esclave de Porus, ou l’ami d’Alexandre.


Scène II.

PORUS, TAXILE.
PORUS.

Seigneur, ou je me trompe, ou nos fiers ennemis
Feront moins de progrès qu’ils ne s’étaient promis.
Nos chefs et nos soldats, brûlants d’impatience,
Font lire sur leur front une mâle assurance ;
Ils s’animent l’un l’autre ; et nos moindres guerriers
Se promettent déjà des moissons de lauriers.
J’ai vu de rang en rang cette ardeur répandue
Par des cris généreux éclater à ma vue.
Ils se plaignent qu’au lieu d’éprouver leur grand cœur,
L’oisiveté d’un camp consume leur vigueur.
Laisserons-nous languir tant d’illustres courages ?
Notre ennemi, seigneur, cherche ses avantages ;
Il se sent faible encore ; et, pour nous retenir,
Éphestion demande à nous entretenir,
Et par de vains discours…

TAXILE.

Et par de vains discours… Seigneur, il faut l’entendre ;
Nous ignorons encor ce que veut Alexandre :
Peut-être est-ce la paix qu’il nous veut présenter.

PORUS.

La paix ! ah ! de sa main pourriez-vous l’accepter ?
Eh quoi ! nous l’aurons vu, par tant d’horribles guerres,
Troubler le calme heureux dont jouissaient nos terres,
Et, le fer à la main, entrer dans nos États
Pour attaquer des rois qui ne l’offensaient pas ;
Nous l’aurons vu piller des provinces entières ;
Du sang de nos sujets faire enfler nos rivières ;
Et quand le ciel s’apprête à nous l’abandonner,
J’attendrai qu’un tyran daigne nous pardonner !

TAXILE.

Ne dites point, seigneur, que le ciel l’abandonne ;
D’un soin toujours égal sa faveur l’environne.
Un roi qui fait trembler tant d’États sous ses lois
N’est pas un ennemi que méprisent les rois.

PORUS.

Loin de le mépriser, j’admire son courage ;
Je rends à sa valeur un légitime hommage ;
Mais je veux, à mon tour, mériter les tributs
Que je me sens forcé de rendre à ses vertus.
Oui, je consens qu’au ciel on élève Alexandre,
Mais si je puis, seigneur, je l’en ferai descendre,
Et j’irai l’attaquer jusque sur les autels
Que lui dresse en tremblant le reste des mortels.
C’est ainsi qu’Alexandre estima tous ces princes
Dont sa valeur pourtant a conquis les provinces :
Si son cœur dans l’Asie eût montré quelque effroi,
Darius en mourant l’aurait-il vu son roi ?

TAXILE.

Seigneur, si Darius avait su se connaître,
Il régnerait encore où règne un autre maître.
Cependant cet orgueil, qui causa son trépas,
Avait un fondement que vos mépris n’ont pas :
La valeur d’Alexandre à peine était connue ;
Ce foudre était encore enfermé dans la nue.
Dans un calme profond Darius endormi
Ignorait jusqu’au nom d’un si faible ennemi.
Il le connut bientôt ; et son âme étonnée,
De tout ce grand pouvoir se vit abandonnée :
Il se vit terrassé d’un bras victorieux ;
Et la foudre en tombant lui fit ouvrir les yeux.

PORUS.

Mais encore, à quel prix croyez-vous qu’Alexandre
Mette l’indigne paix dont il veut vous surprendre ?
Demandez-le, seigneur, à cent peuples divers
Que cette paix trompeuse a jetés dans les fers.
Non, ne nous flattons point, sa douceur nous outrage
Toujours son amitié traîne un long esclavage :
En vain on prétendrait n’obéir qu’à demi,
Si l’on n’est son esclave, on est son ennemi.

TAXILE.

Seigneur, sans se montrer lâche ni téméraire,
Par quelque vain hommage on peut le satisfaire.
Flattons par des respects ce prince ambitieux,
Que son bouillant orgueil appelle en d’autres lieux.
C’est un torrent qui passe, et dont la violence
Sur tout ce qui l’arrête exerce sa puissance ;
Qui, grossi du débris de cent peuples divers,
Veut du bruit de son cours remplir tout l’univers.