Page:Racine - Œuvres, Didot, 1854.djvu/89

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On prétend malgré moi m’attacher à la vie :
On m’observe, on me suit. Mais, Porus, ne crois pas
Qu’on me puisse empêcher de courir sur tes pas.
Sans doute à nos malheurs ton cœur n’a pu survivre.
En vain tant de soldats s’arment pour te poursuivre :
On te découvrirait au bruit de tes efforts ;
Et s’il te faut chercher, ce n’est qu’entre les morts.
Hélas ! en me quittant, ton ardeur redoublée
Semblait prévoir les maux dont je suis accablée,
Lorsque tes yeux aux miens découvrant ta langueur,
Me demandaient quel rang tu tenais dans mon cœur ;
Que, sans t’inquiéter du succès de tes armes,
Le soin de ton amour te causait tant d’alarmes.
Et pourquoi te cachais-je avec tant de détours
Un secret si fatal au repos de tes jours ?
Combien de fois, tes yeux forçant ma résistance,
Mon cœur s’est-il vu près de rompre le silence !
Combien de fois, sensible à tes ardents désirs,
M’est-il, en ta présence, échappé des soupirs !
Mais je voulais encor douter de ta victoire ;
J’expliquais mes soupirs en faveur de la gloire ;
Je croyais n’aimer qu’elle. Ah ! pardonne, grand roi,
Je sens bien aujourd’hui que je n’aimais que toi.
J’avoûrai que la gloire eut sur moi quelque empire ;
Je te l’ai dit cent fois. Mais je devais te dire
Que toi seul, en effet, m’engageas sous ses lois.
J’appris à la connaître en voyant tes exploits ;
Et de quelque beau feu qu’elle m’eût enflammée,
En un autre que toi je l’aurais moins aimée.
Mais que sert de pousser des soupirs superflus
Qui se perdent en l’air et que tu n’entends plus ?
Il est temps que mon âme, au tombeau descendue,
Te jure une amitié si longtemps attendue ;
Il est temps que mon cœur, pour gage de sa foi,
Montre qu’il n’a pu vivre un moment après toi.
Aussi bien, penses-tu que je voulusse vivre
Sous les lois d’un vainqueur à qui ta mort nous livre ?
Je sais qu’il se dispose à me venir parler ;
Qu’en me rendant mon sceptre il veut me consoler.
Il croit peut-être, il croit que ma haine étouffée
À sa fausse douceur servira de trophée !
Qu’il vienne. Il me verra toujours digne de toi,
Mourir en reine, ainsi que tu mourus en roi.


Scène II.

ALEXANDRE, AXIANE.
AXIANE.

Eh bien, seigneur, eh bien, trouvez-vous quelques charmes
À voir couler des pleurs que font verser vos armes ?
Ou si vous m’enviez, en l’état où je suis,
La triste liberté de pleurer mes ennuis ?

ALEXANDRE.

Votre douleur est libre autant que légitime :
Vous regrettez, madame, un prince magnanime.
Je fus son ennemi ; mais je ne l’étais pas
Jusqu’à blâmer les pleurs qu’on donne à son trépas.
Avant que sur ses bords l’Inde me vît paraître,
L’éclat de sa vertu me l’avait fait connaître ;
Entre les plus grands rois il se fit remarquer.
Je savais…

AXIANE.

Je savais… Pourquoi donc le venir attaquer ?
Par quelle loi faut-il qu’aux deux bouts de la terre
Vous cherchiez la vertu pour lui faire la guerre ?
Le mérite à vos yeux ne peut-il éclater
Sans pousser votre orgueil à le persécuter ?

ALEXANDRE.

Oui, j’ai cherché Porus ; mais, quoi qu’on puisse dire
Je ne le cherchais pas afin de le détruire.
J’avoûrai que, brûlant de signaler mon bras,
Je me laissai conduire au bruit de ses combats,
Et qu’au seul nom d’un roi jusqu’alors invincible,
À de nouveaux exploits mon cœur devint sensible.
Tandis que je croyais, par mes combats divers,
Attacher sur moi seul les yeux de l’univers,
J’ai vu de ce guerrier la valeur répandue
Tenir la renommée entre nous suspendue ;
Et, voyant de son bras voler partout l’effroi,
L’Inde sembla m’ouvrir un champ digne de moi.
Lassé de voir des rois vaincus sans résistance,
J’appris avec plaisir le bruit de sa vaillance.
Un ennemi si noble a su m’encourager ;
Je suis venu chercher la gloire et le danger.
Son courage, madame, a passé mon attente :
La victoire, à me suivre autrefois si constante,
M’a presque abandonné pour suivre vos guerriers.
Porus m’a disputé jusqu’aux moindres lauriers ;
Et j’ose dire encor qu’en perdant la victoire
Mon ennemi lui-même a vu croître sa gloire ;
Qu’une chute si belle élève sa vertu ;
Et qu’il ne voudrait pas n’avoir point combattu.

AXIANE.

Hélas ! il fallait bien qu’une si noble envie
Lui fît abandonner tout le soin de sa vie,
Puisque, de toutes parts trahi, persécuté,
Contre tant d’ennemis il s’est précipité.
Mais vous, s’il était vrai que son ardeur guerrière
Eût ouvert à la vôtre une illustre carrière,
Que n’avez-vous, seigneur, dignement combattu ?
Fallait-il par la ruse attaquer sa vertu,
Et, loin de remporter une gloire parfaite,
D’un autre que de vous attendre sa défaite ?
Triomphez ; mais sachez que Taxile en son cœur
Vous dispute déjà ce beau nom de vainqueur ;
Que le traître se flatte, avec quelque justice,
Que vous n’avez vaincu que par son artifice ;
Et c’est à ma douleur un spectacle assez doux