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par excellence, en avaient ramassé des quantités énormes qui encombraient des livres que personne ne lisait. Vint un Darwin, qui était un naturaliste philosophe, c’est-à-dire un naturaliste ayant des idées générales, et il transforma cet amas incohérent de faits en un organisme vivant, en des vérités scientifiques qui passionnent et agitent les foules[1].

Tout homme qui pense sait par son expérience personnelle que les mêmes faits peuvent devenir utiles ou inutiles selon qu’ils justifient ou non une idée. Tout homme d’action le sait également. Nous foulons souvent les mines d’or de nos pieds d’ignorants, sans nous en douter. Vient un « remueur d’idées » qui les découvre. Il nous enrichit. Faut-il rappeler que la vapeur existait avant Watt et Stephenson ? Mais ce n’est que grâce à leurs idées que nous avons des locomotives. Une seule idée générale — engendrée par des faits — donne naissance à des milliers de faits qui en découlent.

Si justifiée que soit la réaction contre les idées générales dont j’ai parlé plus haut, elle devient à son tour, au cours de l’évolution de notre pensée, nuisible et dangereuse pour le développement scientifique et moral. Le manque d’idées crée des foules de spécialistes auxquels un savant comme Hæckel refuse même le nom de naturalistes, parce qu’ils n’ont aucune vue d’ensemble même dans le domaine de leurs propres recherches, Auguste Comte les appelait les « pédantocrates ». Privés d’idées générales, ils travaillent isolément et ne peuvent pas stimuler leurs collègues qui pourraient devenir leurs collaborateurs. Ils deviennent des inutiles, jusqu’à ce qu’un hasard mette les résultats de leurs recherches sous les yeux d’un homme dont l’activité cérébrale n’est pas comme paralysée par un séjour trop prolongé au milieu « des faits et rien que des faits ». La pauvreté d’idées générales caractérise notre époque dominée par ce que j’ai appelé la « superstition des faits »[2]. Une réaction s’impose. Elle se fait. Le mouvement néo-kantien de nos jours en est une des manifestations. La philosophie sociale de Pierre Lavroff en est une autre.


IV

Le dualisme de la coutume et de la critique joue, nous l’avons vu, un rôle important dans la doctrine de Pierre Lavroff. En d’autres

  1. On raconte qu’un grand peintre auquel l’on posait la question : « Que faites-vous pour obtenir de vos couleurs un effet artistique si admirable ? » répondit : « Je les mélange de bonnes idées ».
  2. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à parcourir les « Introductions » des Manuels des sciences naturelles, les plus recommandés même.