Page:Rappoport - La Philosophie sociale de Pierre Lavroff.djvu/54

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

l’application féconde qu’il en fait. Il combat, à l’aide de ce principe, le nationalisme de certains patriotes, qu’il considère comme réactionnaires. En effet, les nationalistes sont, par définition, partisans de la coutume nationale, amis et adorateurs de la tradition, en tant que tradition.

La nationalité, en tant que fait physiologique, n’a rien de progressif. Au contraire. Sa stabilité marque un arrêt dans le développement. Elle est donc foncièrement réactionnaire. Sa disparition est certaine, si elle ne peut pas se renouveler, progresser.

Les nationalistes imaginent une entité qui n’a rien du réel : « l’esprit national ! » Pierre Lavroff demande ironiquement : Où trouver cet esprit national de la France, par exemple ?

Se trouve-t-il dans l’ « ancien régime », dans Louis XIV ou dans les Droits de l’Homme et dans Robespierre et Babeuf ? Dans le « Petit Caporal » ou dans Louis-Philippe et son époque parlementaire ? Dans le Second Empire ou dans Saint Louis et l’Inquisition ?[1]

L’avenir n’appartient qu’aux formes sociales justifiées par la raison, par la pensée critique. Le seul but rationnel d’un véritable patriotisme, c’est de chercher à mettre la nation dans laquelle les circonstances nous ont placé, à la tête du progrès humain. Tout en rejetant l’idée hégélienne que chaque nation a une mission historique à remplir, il admet que certaines nations peuvent mieux et avant les autres combattre pour l’idéal humain. Un vrai patriote a donc le droit de désirer que ce soit sa nation. On peut donc affirmer que la nation la plus patriote sera celle qui se débarrassera la première d’un faux patriotisme et qui réalisera de la façon la plus complète les idées humaines et rationnelles.

Voilà un autre exemple où Pierre Lavroff applique son principe avec le même succès. Il s’agit du jugement que les philosophes et les naturalistes portent sur les peuples primitifs, dits sauvages. Avec Jean-Jacques Rousseau, on les considérait comme supérieurs, sous bien des rapports, aux peuples civilisés. Les naturalistes et les explorateurs ont détruit cette illusion du sauvage bon et doux. Tout récemment une réaction commençait à se dessiner. Quelques anthropologistes faisaient mine de revenir aux idées de Jean-Jacques. Pierre Lavroff leur dit : En admettant même que vous ayez raison et qu’on calomnie les sauvages, vous êtes cependant bien obligés de reconnaître que la tradition domine la vie des peuples primitifs. Ils sont bons par instinct, par coutume. Nul esprit critique ne les anime. Leur bonté n’est pas réfléchie, raisonnée, fondée par une conviction. Leur développement intellectuel et moral est insignifiant ou nul. Ils sont donc

  1. Écrit en 1870.