Page:Rappoport - La Philosophie sociale de Pierre Lavroff.djvu/61

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ont leur part d’influence. Elles ont une vie propre. Elles se développent, affirmait-il, dans des termes identiques à ceux qu’a employés récemment Jaurès, selon leur propre logique. Des considérations provoquées par les intérêts matériels peuvent dans leur développement se détacher de leur origine, se détourner même contre eux.

Ici quelques appréciations critiques s’imposent. D’abord Marx lui-même et surtout Engels dans ses lettres souvent citées ne contestaient nullement l’influence des idées nées des conditions matérielles ou, plus exactement, des relations économiques déterminées. On peut donc l’admettre sans prétendre amender Marx. Mais ce qui est plus important, la doctrine de Marx ainsi amendée se détruit elle-même.

Quelle est la cause, se demande-t-on, de cette volte-face subite de l’idée ? Cette cause peut être matérielle ou idéologique. Dans le premier cas il n’y a aucune modification. La doctrine n’est pas amendée ou plutôt l’amendement est retiré. Et le matérialisme demeure dans son état primitif. Dans le second, c’est-à-dire en admettant qu’un facteur idéologique a produit la transformation en question, le matérialisme est atteint dans son cœur même. Car il avoue ainsi qu’un changement radical peut résulter d’une source tout idéologique. Le désaveu du matérialisme économique est donc complet. Un marxiste qui veut sauver la doctrine coûte que coûte doit se dire : Sint ut sunt aut non sint !

Il y a une autre objection à faire. Les marxistes vantent souvent leur doctrine philosophique comme une excellente méthode de recherche, comme une clé qui nous livre tous les secrets de l’histoire et de la vie contemporaine. En effet, dans le théorème célèbre de Marx nous avons une interprétation toute faite des phénomènes sociaux. Ce sont des relations économiques qui déterminent tout. Il ne reste qu’à chercher quelles sont ces relations d’un ordre déjà connu et comment elles ont produit des effets aussi connus.

Des relations économiques sont des relations concrètes et en quelque sorte palpables. Elle sont donc relativement faciles à découvrir. Mais tout cela change si l’on introduit dans la citadelle matérialiste un élément étranger, un traître idéologique. Tout s’embrouille immédiatement. On ne sait plus où finit l’influence du facteur économique et où commence celle de son adversaire idéologique qui menace de s’emparer de la maison tout entière ; en d’autres termes, celui-ci émet la prétention de vouloir expliquer le phénomène donné tout entier. L’amendement proposé par Lavroff, par Engels lui-même et par tant d’autres à la doctrine de Marx se transforme donc en un véritable cheval de Troie. On a presque envie de s’écrier : Marxistes, prenez garde ! N’avouez jamais !…