Page:Rappoport - La Philosophie sociale de Pierre Lavroff.djvu/9

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générale que la philosophie n’a pas eu de chance dans ce pays. La Russie n’a donné le jour, si l’on excepte Lavroff, ni à un seul grand philosophe, ni à une seule conception philosophique d’une valeur historique quelconque. Il y avait des partisans plus ou moins enthousiastes de Hegel, de Schelling, de Fichte, de Kant, surtout d’Auguste Comte, de Stuart Mill et de Herbert Spencer, mais tous ces philosophes en « istes » et en « iens » n’étaient que des disciples, des épigones. Pas un maître de la pensée philosophique ! Pas un système d’idées philosophiques digne de passer les frontières du vaste empire des Tsars et de figurer honorablement à côté des nombreuses doctrines philosophiques de l’Occident.

Il serait injuste d’attribuer cette infériorité philosophique de la nation russe à une incapacité spéciale pour les idées générales. Une nation qui a produit des poètes comme Pouschkine, des écrivains comme Tourgueneff et Tolstoï, des publicistes et des critiques comme Bielinsky, Tchernichevsky et Michaïlowsky, des savants comme Mendelejeff et Elie Metschnikoff, des philosophes et des penseurs comme Lavroff, pour ne citer que les noms les plus connus, ne peut pas être regardée comme incapable d’idées synthétiques, lesquelles en somme ne sont qu’une des formes de l’activité scientifique. On ne peut pas également expliquer ce phénomène par le sens réaliste et pratique qui distingue le peuple russe (ce qui n’exclut pas d’ailleurs chez lui une notable dose de mysticisme), attendu que ce même sens pratique et réaliste n’a nullement empêché les Anglais, autre grand peuple du Nord, de donner au monde Bacon, Hobbes, Mill et Spencer. La véritable raison de la pauvreté philosophique de la Russie se trouve, je crois, dans ce fait, que ce pays d’un grand avenir a commencé sa carrière scientifique, si je peux m’exprimer ainsi, lorsque tous les grands systèmes philosophiques de l’Occident étaient profondément compromis soit à raison de leur méthode métaphysique et aprioristique, soit à raison des constructions fantaisistes et arbitraires auxquels ils ont donné lieu. Les meilleurs esprits russes se détournaient de la philosophie parce qu’ils l’identifiaient avec la métaphysique.

La philosophie, tout en favorisant le développement de l’esprit scientifique, en tant qu’elle détruisait le dogmatisme religieux et développait l’esprit critique, s’est trouvée impuissante à mener une existence indépendante de la science. On a fini par comprendre qu’il ne saurait y avoir de philosophie au-dessus, à côté ou avant la science. La philosophie doit devenir une science, doit se baser sur des données scientifiques. Elle doit donc se créer après et à l’aide de la science. Dans le cas contraire elle n’a pas droit d’existence. Le merveilleux essor qu’ont pris les sciences exactes à la fin du dix-huitième et au commencement du dix-neuvième siècles, joint à la philosophie critique