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LE RAISIN VERT

tomber en patinant, au lieu de se relever, elle restait appuyée sur une main et agitant de l’autre son manchon d’astrakan toujours fleuri d’un bouquet de violettes de Parme, elle criait : « À moi le 29e ! » Et on voyait tous les petits lieutenants filer sur la glace comme des lézards, à qui relèverait la colonelle…

Et le Corbiau songeait à la mort de Bichette, qui n’avait pu accepter de vieillir. Un jour, découvrant dans son miroir l’image d’une femme flétrie, elle avait crié, dans le silence intérieur : « À moi le 29e ! » et le 29e n’avait pas répondu. Alors la raison de Bichette s’en était allée, et bientôt après, son corps.

Il y avait cela en elle, déjà, quand elle agitait son manchon sur la glace, de cet air qu’on appelle mutin. Il y avait cela — l’autre versant de son plaisir, pas autre chose — sur la ligne de la durée immobile de Bichette.

Songeant à cela, le Corbiau croyait voir l’étang gelé se mettre en mouvement, avec ses girandoles lumineuses, le long d’un rivage immobile, emportant cette petite société pareille à un navire bien gréé, avec ses différents étages et ses oriflammes de fête, un navire qui allait sombrer dans la guerre. Emportant Bichette vers sa mort et Isabelle vers Amédée, qui allait faire naufrage à son tour, tandis qu’Isabelle tenait bon contre vent et marée…

Le sens de tout cela ? Y avait-il un sens ?

— Vers minuit, les laquais du château faisaient circuler des bols de consommé et du punch brûlant…

Et il semblait à Isabelle que ce consommé, ce punch brûlant, elle les versât à son tour dans les veines du Corbiau, pour lui rendre la vie.

Ainsi l’hiver se passa, et jamais le Corbiau ne s’était sentie aussi paisible à l’intérieur d’elle-même, comme si elle avait disposé d’un temps illimité pour toutes choses. La blessure d’Emmanuelle était depuis long-