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LE RAISIN VERT

Cependant le Corbiau avait rouvert les yeux et regardait, de sa chaise longue, les nuages qui voguaient dans le ciel printanier. Aujourd’hui, nuages au ciel. Demain, pluie sur la terre. Après-demain, nuages…

Elle aurait voulu rester, le plus longtemps possible. Mais elle sentait que la courbe de son destin s’achèverait bientôt et elle l’acceptait sans révolte, ayant enfin transmué sa faiblesse en force, son inquiétude en paisible abandon et concilié les deux mouvements de l’amour qui l’avaient toujours déchirée : posséder ce qu’on aime et le fuir.

Le seul désir qu’elle éprouvât encore, c’était que le pouvoir lui fût donné de consoler ceux qu’elle laisserait en arrière, pour un temps, lorsque sa substance les aurait précédés dans le royaume où tout est consumé, volatilisé, perdu et retrouvé.

Lise, Laurent, l’un après l’autre, rentrèrent à la tombée du soir. Leurs voix étaient joyeuses, le plaisir de vivre brillait dans leurs yeux. Ils vinrent s’asseoir à son chevet, contant gaiement leurs aventures.

— J’ai rencontré Cassandre, dit Laurent. Drôlement fagotée, mais c’est une fille qui a quelque chose en elle. Il faudrait qu’elle trouvât quelqu’un qui saurait la tenir serré…

— Et moi, dit Lise, j’ai rencontré Ronsard. Il avait perdu un bras à la guerre et il m’a donné une violette en celluloïd, pour l’amour de l’amour.

Isabelle, à côté d’eux, brodait une écharpe, en s’inspirant des motifs du tapis caucasien.

— Je ne sais trop, murmurait-elle, se parlant à elle-même, si ce que je brode est un papillon chinois, une tente kirghize ou le delta du Nil. Nous l’appellerons Sémiramis.

Le Corbiau les écoutait, souriante, les yeux fermés.