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LA MAISON DES BORIES

passions, aux déceptions, une figure facile à défendre. Qu’il fût heureux ou malheureux, innocent ou coupable, vivant ou mort, cette figure persisterait immuable, fixée par son labeur : Amédée Durras, les Plis Hercyniens en France… Cela existait-il, oui ou non ? Mais Isabelle ramenait tout à son point de vue. Elle s’était mis en tête qu’il était un égoïste, qu’il se préférait à tout et il n’y avait pas moyen de l’en faire démordre. On dit : « Entêté comme une mule. » On ferait mieux de dire : « Entêté comme une femelle, » ce serait plus général et d’autant plus vrai.

« S’il y avait dans la maison un égoïste, un être qui se préférait à tout et s’admirait en tout, ce n’était pas lui, ah ! non, bon sang de Dieu, ce n’était pas lui ! On n’avait pas à chercher bien loin pour le trouver, cet être-là, éclatant d’impudence, vermeil comme un petit vampire et persuadé qu’il était un phénix à force de se voir adulé par sa mère, gâté, pourri par sa mère ! Celui-là ne saurait jamais ce que c’était qu’une enfance empoisonnée par la peur… »

On les avait oubliées, ces années d’enfance, on n’avait aucune raison d’aimer à s’en souvenir ; c’était à douter même qu’on les eût vécues. Pourtant, la figure de la Peur était toujours là, dans un coin de la mémoire, une vieille femme en robe grenat foncé, des bandeaux gris, des yeux gris, dont le regard vous transperçait comme une aiguille à tricoter, une bouche mince resserrée par des plis convergents, en bourse fermée. Tous les soirs, il fallait comparaître devant elle et lui faire sa confession de la journée, — sans rien omettre, attention ! car elle savait tout ce qui se passait dans la maison sans quitter son fauteuil. Et quand on avait fini, la bouche se serrait davantage, les yeux luisaient, car c’était le moment où l’enfant devait monter dans sa chambre, se déshabiller tout seul et attendre la correction de tous les soirs pendant qu’elle, en bas, savourait avec une lente gour-