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LA MAISON DES BORIES

son esprit. Cette effigie lui était aussi étrangère qu’un portrait de Louis XIV, — et il ne pouvait se persuader que le modèle de cette image eût réellement vécu, exactement comme pour Louis XIV qui n’avait pas plus de réalité pour lui que le centaure Chiron. On aurait dit que la photographie était consciente de son inanité. Le ton du citrate sur le papier glacé tournait au beige ivoire, et la lumière blafarde de la lune, tombant sur cette pâle figure, accentuait encore sa décoloration.

Amédée la rejeta dans le tiroir. Il venait de penser à Laurent, de le voir en train de jouer, à demi nu comme toujours, le torse hâlé et musclé, chaud, hardi, goulu, la lèvre vermeille, l’œil éclatant… Celui-là était bien vivant, — mais il n’échapperait pas plus que les autres à la dissolution, qu’Isabelle le voulût ou non. Et puis, qu’est-ce que cela pouvait lui faire, que Laurent fût vivant ou non ? C’est-à-dire… Bien sûr, il préférait qu’il fût vivant, cela ne souffrait aucun doute, car c’était tout de même son fils et il aurait eu du chagrin de le perdre, comme tous les pères. Mais en quoi l’existence de Laurent pouvait-elle l’aider dans cette recherche de lui-même ? Comment voulait-on qu’il se retrouvât dans un être différent de lui alors qu’il ne se retrouvait même pas dans son être propre ?

« Un autre moi-même, » ha ! ha ! c’était encore une belle balançoire ! C’était comme « les joies de la famille », « la paix du foyer, » « le ciel aux justes », « l’enfer aux méchants, » et « la plus grande gloire de Dieu », apposée comme un timbre sur une copie d’écolier !

Non, non, tout cela était duperie. L’amour, duperie. Le mariage, duperie. La paternité, duperie. L’espèce voulait se continuer et voilà tout, mais pourquoi faire ? Qu’était-ce que l’existence ? Duperie.

La clarté livide avait envahi toute la chambre. Au plus haut du ciel, la lune étincelante flottait dans