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Page:Ratel - Trois parmi les autres, 1946.djvu/168

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TROIS PARMI LES AUTRES

— Comment donc est-ce que je vous regarde ?

— Comme un loup.

— Que voulez-vous ! Ça n’est pas de ma faute…

— Tenez, on va mettre Siki entre nous deux…

— Comme chaperon ?

Etc., etc.

Robert Gilles demeurait sous l’influence des paroles de Suzon. En ne disant rien qui ne fût vrai en soi, bien que gauchi par les mots intentionnels, la petite avait fait naître dans l’esprit du jeune homme un reflet de ses dires où il n’y avait rien qui ne fût faux.

Peu à peu, les propres souvenirs de Robert se déformaient de manière à fortifier ses pensées actuelles. Il revoyait Antoinette allongée dans l’herbe et trouvait à sa pâleur une signification inquiétante. « Elle avait les yeux étrangement dilatés, » pensait-il. Et ce chant passionné et douloureux de la Jungle : « Tu es tombé dans le piège, tu as mordu au gibier empoisonné qui te laissera le goût écœurant de sa chair dans la bouche et tu ne pourras plus rien goûter, plus rien, plus rien… » Il se rappelait avoir été frappé à ce moment de l’intensité presque tragique de son regard et de sa voix. On aurait dit qu’elle vivait sa lamentation. Était-ce là le langage d’une jeune fille ? Ah ! oui, l’expression zoologique… drôle, mais tout de même un peu fort.

Robert Gilles disait volontiers de lui-même qu’il n’avait pas de préjugés. En fait, il avait l’esprit aussi large qu’on peut souhaiter le trouver chez un être qui s’est arrogé des droits sur la création. Il avait érigé sa vie morale sur un ensemble de préceptes qui dérivaient tous de celui-ci : « Servir