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TROIS PARMI LES AUTRES

mitons qui épluchaient les légumes pour la soupe, dans la gaieté des odeurs crues et des rires. Assis entre Annonciade et Antoinette, qu’il émerveillait par son adresse de colonial accoutumé à toutes les besognes, Robert Gilles sentait se dissiper le malaise soupçonneux qui l’avait envahi en écoutant Suzon. Il émanait des deux amies, de leur manière d’être réciproque, une fraîcheur, une franchise, qui triomphaient des idées troubles. Cependant la trace de ses pensées demeurait en lui, cicatrice vive — et tout ce qu’il disait, tout ce qu’il faisait ce soir-là passait par ce chemin, sans qu’il s’en rendît compte.

Il parlait à Annonciade avec une douceur insinuante et protectrice, qui coulait comme miel dans le cœur docile. Envers Antoinette, il avait adopté une attitude taquine, un tantinet agressive. La jeune fille ripostait vivement, ne voyant là qu’un jeu, comme de deux cabris qui luttent front contre front. Ce soir, elle sentait son esprit tout crépitant d’étincelles tendrement belliqueuses, et les laissait fuser, à la joie de l’entourage qui marquait les coups. Ainsi toucha-t-elle plusieurs fois sans le savoir les points vulnérables qu’avait laissés dans l’âme de son adversaire une hostilité trop fraîchement dissipée. Elle s’aperçut soudain que Robert cherchait à la blesser et se tut, envahie par un désarroi sans nom, une enfantine envie de pleurer.

« Pourquoi ? se répétait-elle, qu’est-ce que je lui ai fait ? »

Cependant le jeune homme, content de son triomphe, soulevé d’une cruauté joyeuse et pour ainsi dire innocente, buvait avidement la douceur