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TROIS PARMI LES AUTRES

se retrouvaient seules, la souffrance électrique qui s’était accumulée en elles pendant la journée se déchargeait en querelles futiles qui les laissaient étonnées, honteuses et plus meurtries qu’auparavant. Suzon les regardait sans mot dire et ses longs yeux luisants souriaient à des images secrètes. L’instant d’après, les deux autres l’entendaient chanter.

Cependant, malgré leur souci qui tenait plutôt du malaise que du chagrin, elles aimaient la saveur nouvelle de leur vie : dans chaque journée qui se levait, Annonciade voyait une chance offerte, Antoinette un péril proposé — et la joie renaissait tous les matins de ses cendres. C’est qu’aussi leur appétit de bonheur triait les impressions et ne conservait que celles qui lui étaient favorables, pour les mâcher et les remâcher, dans une trituration miraculeuse qui les multipliait au lieu de les diminuer.

Ainsi faisait Antoinette ce jour-là. Il y avait un long moment qu’elle se tenait accoudée à l’appui de sa fenêtre et n’en bougeait pas, plongée dans une sorte de catalepsie du corps qui laissait toute son intensité à l’orgie de bonheur dont se repaissait son esprit.

Le soleil ruisselait jusqu’à l’extrême bord de l’horizon. Dans la cour, une poule chantait. Sa voix éclatante et monotone semblait le triomphe de la chaleur elle-même, qui clame qu’elle a pondu, pondu, pondu un œuf étincelant, le ciel de midi.

Par quelle magie les aspects familiers et les bruits ordinaires sont-ils tout à coup chargés d’un sens inusité ? Pourquoi les objets ont-ils moins de