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TROIS PARMI LES AUTRES

paradoxal dont on aurait vu le fond en levant la tête.

La route morne fuit sous les peupliers, beurrée d’une boue jaunâtre, si grasse qu’on la croirait organique. Suzon patauge et n’y prend garde. Les haies d’épines qui bordent les champs encadrent de leur marge touffue et sèche des étendues d’herbe rase étoilées d’ombelles couleur de poussière où tremblent des gouttes. Un jeune regard déchiffre avec allégresse ce terne grimoire battu de pluie : Suzon est persuadée que sa destinée exceptionnelle, constellée d’aventures et de joies, est inscrite dans toutes les lignes du paysage.

Elle franchit le canal. Les chiens l’ont déjà précédée sur le chemin qui monte vers Frangy, Rigoletto, au galop déhanché, menant le train. Le génie-esclave, le hasard, a pris la figure d’un bouledogue blanc qui court devant sa maîtresse. Avec un merveilleux battement de cœur elle suit de l’œil son tronçon de queue et ses pattes de derrière qui griffent la boue molle, d’un mouvement régulier de bielle.

Lorsqu’elle vit pointer dans les arbres un toit d’ardoises, Suzon appela les chiens à pleine voix :

— Rigoletto, veux-tu venir ! Ici, Paillasse ! Ici, Toscal ! (en mettant l’accent sur Tos, à l’italienne).

Puis quand elle eut rassemblé autour d’elle trois museaux levés, trois souffles impatients :

— Allez ! ordonna-t-elle d’un ton contenu. Allez chercher Siki ! cherchez Siki, cherchez !

Cet exercice répété deux ou trois fois mit les bêtes dans un état frénétique. Elles allèrent se jeter d’un élan contre la grille du château de