Page:Rebell - La Nichina, 1897.djvu/315

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nos corps ne nous touchent plus que de leurs formes parfaites, et que rien ne nous tienne enchaîné, courbé vers la terre. Vivre, comme il nous y invite, d’une existence toujours heureuse, comprendre, admirer, posséder ce qui nous environne, c’est être Dieu, et c’est toi, Guido, qui m’en a donné l’orgueil.

Arrivabene écoutait le cardinal, les yeux fixes et la bouche grande ouverte comme s’il eût voulu avaler les paroles.

— Moi, fit-il, je connais l’amour, je puis vous le certifier : j’ai aimé quatorze fois, avec une rage extraordinaire pour un homme. Sauf le respect que je dois à Monseigneur Benzoni, je n’ai jamais eu d’accablement ni de regret. Quand on est fatigué, on ronfle de compagnie, et puis on recommence les galipettes. Seulement, ce qui me prive de mes moyens, c’est que je secoue mes illusions aussi vite que je les attrape : elles sont pourtant bien utiles en ce monde ; comme la poussière de ma vieille robe, elles servent à cacher les taches. Ainsi j’adorais une jeune fille, Innocenzia Cocchiume, si j’ai bonne mémoire ; nous nous aimions comme des anges du bon Dieu, je lui eusse léché les pieds qu’à l’instant elle me l’aurait rendu, par esprit d’imitation. Or, un jour, en l’absence de la servante, elle m’avait préparé mon souper. Quelle déception ! moi qui m’imaginais qu’elle était bonne cuisinière : « Innocence, lui dis-je, cette polenta est exécrable ! — Est-ce ma faute si les châtaignes sont mauvaises cette année ! — Il fallait y mettre autre chose. Quelle éducation t’a donc donnée ta mère ? — Elle ne m’a pas du moins appris à souffler d’en bas comme toi, grossier personnage ! » Ç’a été la fin ! j’ai mis mon manteau sur mes épaules, elle a mis sa robe sur son derrière, et nous avons quitté la maison. Depuis, elle m’a prié, supplié de la reprendre, mais je lui ai répondu que ce n’était pas dans