Page:Rebell - La Nichina, 1897.djvu/354

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Cecca, mais il craignait que mes amis pussent me servir de messagers, si la fantaisie me venait de lui planter des cornes. À peine m’était-il permis d’aller quelquefois à l’église et de me promener aux heures et aux endroits où l’on n’a point de chance de rencontrer les amoureux. Ainsi enfermée dans mon palais comme dans une prison, n’ayant que de loin en loin des nouvelles du dehors, je ne savais rien de l’homme pour qui je travaillais à m’enrichir et dont la vie était ma seule préoccupation. Souvent, à table, j’entendais parler des disputes et des rixes qui avaient lieu au palais Benzoni, et je me demandais si Guido n’était pas mort. Malgré mes angoisses, il me fallait avoir l’air calme et souriant, répondre aux plaisanteries des amis de Moïse, m’intéresser à leurs conversations. C’était un supplice que je ne pouvais plus souffrir. Je résolus de m’enrichir et de me délivrer au plus vite. Grâce au Ciel, l’occasion que j’attendais ne tarda pas à se présenter.

Morosina, dont la piété semblait croître avec le temps, vint me chercher un soir pour me conduire à Saint-Bartholomé, où un franciscain, le frère Martino de Calabre, attirait la foule par ses prédications violentes. Moïse voulut bien m’accorder la faveur de l’accompagner. Cette fois, le frère tonna contre la richesse, l’usure, la banque, et menaça Venise de la colère de Dieu, si elle ne se hâtait pas de chasser les juifs qui l’infestaient. Le moine fit le tableau d’une véritable cité chrétienne et il parla si éloquemment que tous, à l’entendre, versèrent des larmes : les pauvres rêvaient au partage et à la communauté des biens, tandis que les riches, séduits par l’image de cette société admirable, consentaient de grand cœur à se dépouiller d’une fortune dont, — commodément assis sur leurs carreaux de satin, — ils ne se sen-