Page:Reclus - Correspondance, tome 1.djvu/132

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sa table pour faire honneur à Messieurs les élèves attendus, pas un seul galeux ne se présente. Les quinze élèves, qui devaient chacun par ricochet en amener quinze autres, avaient sans doute fait des réflexions pendant la nuit, et depuis je n’ai pu racoler que trois moutards qui, du moins, me serviront de flotteurs et m’empêcheront de m’enfoncer trop rapidement dans l’abime de la misère. En arrivant à Riohacha, j’avais cru me souvenir que Noémi savait jouer du piano, et tout aussitôt les coryphées de l’endroit me promettent pour elle de 15 à 25 élèves à 10 livres par mois, c’est-à-dire à peu près 10 000 francs par an. Il est incontestable qu’elle aurait beaucoup plus de chance de réussite que moi, parce que le superflu est toujours mieux payé que l’utile, et cependant, je n’ose pas encore vous dire : Venez, tonnerre ! venez ! Ici les premières intentions sont toujours bonnes, mais on n’a jamais assez d’énergie pour les mettre à exécution. Il y a plusieurs mois que l’administration de Riohacha était en correspondance continuelle avec Bogota, New-York et Liverpool, pour annoncer au monde entier qu’on allait y allumer un phare à tel jour et à telle heure. Le moment si impatiemment attendu arrive enfin, les muchachos dansent dans les rues, et les négociants se rassemblent à l’extrémité de la jetée pour contempler leur phare. Le lendemain, on oubliait de l’allumer. Tout est paresse ici. Le bien même comme le mal n’a d’autre cause que la peur du travail. Si le gouvernement conservateur d’aujourd’hui ne cherche pas à ressaisir énergiquement l’autorité, à construire des prisons et des casernes, c’est qu’il a peur de vouloir, il laisse chacun agir à sa guise pour s’éviter la peine de faire un effort. La paresse universelle est ici quelque