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l’homme et la terre. — travail

L’état nomade, que l’on place d’ordinaire à une étape de civilisation antérieure dans le temps à l’agriculture, semble au contraire demander une préparation plus longue.

L’exemple du Nouveau Monde dans toute son étendue, de l’archipel Arctique aux îles qui pointent vers l’Antarctide, témoigne d’une manière éclatante que l’agriculture n’eut pas besoin pour naître de succéder à l’état pastoral, puisqu’elle était pratiquée par des peuplades ou nations vivant en diverses parties du double continent, tandis que nulle part on n’y rencontrait de bergers nomades. Les Quichua possédaient, il est vrai, un animal domestique, le llama, mais ils l’employaient uniquement pour le transport des marchandises, et la masse de la nation n’en restait pas moins strictement sédentaire et agricole : nul ne pouvait quitter son champ sans un ordre des maîtres.

En Amérique, aucun homme de génie n’avait encore découvert l’art de dresser les animaux femelles à fournir un lait abondant en dehors de la période d’allaitement, et, même dans l’Ancien Monde, il existe plusieurs nations ayant horreur du lait. Les Chinois et les Japonais, qui ont pourtant reçu de l’Occident tant de connaissances diverses, et, indirectement, leur civilisation même[1], n’ont jamais appris à se nourrir du lait de la vache domestique. Il est probable d’ailleurs que cette conquête de l’humanité demanda beaucoup d’efforts et de temps, peut-être aussi des conditions physiologiques exceptionnelles chez l’animal, car, à l’état de nature, les bêtes n’ont de lait que pour leurs nourrissons ; la sécrétion cesse dès qu’on leur enlève les petits, Hahn émet l’hypothèse que le premier emploi du lait fut d’en faire hommage aux dieux[2] : peut-être fut-il d’abord versé en libation, pour implorer le pardon du meurtre, aux génisses brûlées sur les autels.

Le développement de l’industrie humaine ne s’est donc pas accompli suivant l’ordre que l’on avait imaginé jadis, mais il a dû se modifier diversement d’après la nature du milieu. Prenons pour exemple quelques-unes des populations de l’Ancien Monde. Les tribus de nains qui, dans l’Afrique centrale, vivent à l’ombre des forêts sans bornes pouvaient-elles avoir d’autre industrie dominante que celle de la

  1. Terrien de la Couperie, Chinese and Babylonian Record.
  2. Ed. Hahn, ouvrage cité, pp. 23 et suiv.