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Page:Reclus - Le Pain.djvu/53

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le pain

bois et forêts, les collines, ravins et cavernes, jusqu’aux flammes et fumées. Les ancêtres du chef ont insensiblement passé dieux, patrons et protecteurs du pays. Des repas funèbres sont à l’origine de la plupart des cérémonies cultuelles, pour ne pas dire de toutes. Les défunts emplissent la nature, sont devenus les moteurs et les instigateurs universels ; on expliquait par leur intervention les divers phénomènes de physique ou de chimie dont on ne se rendait compte ; ils répartissaient la pluie et le beau temps ; de l’observation dévotieuse des festins auxquels ils présidaient dépendaient la fertilité des champs et l’abondance des moissons ; il fallait se montrer généreux à leur égard, pour qu’à leur tour ils se montrassent reconnaissants et fissent tourner la chance en faveur de leurs protégés. La fréquentation de ces esprits invisibles, la nourriture prise en commun donnait au chef de famille vigueur et courage, lui valait autorité sur ses inférieurs, respect parmi ses pairs.

« Une once de pain de Toussaint fait vivre davantage que deux livres mangées tout autre jour », dit-on en Souabie. Bien plus, on croyait, dans les Flandres, pouvoir racheter autant d’âmes du Purgatoire qu’on mangeait en ce grand jour de ces panicules appelés gâteaux des âmes, et Dieu merci, un Flamand est doué d’un puissant appétit quand il consomme pour le bon motif.

« À chacun de ses repas, il faut entamer un pain frais », dit-on encore, et faites attention : n’en laisser ni mie ni miette, si l’on tient à avoir bonheur dans l’année. « Plus on boit, plus on mange aux enterrements, plus les âmes se réjouissent au Paradis, mieux elles se consolent au Purgatoire », planis inde recreantur mortui, disaient au Moyen-Âge les moines de Quedlimbourg. Leur opinion fait toujours loi en la matière, elle était d’ailleurs fondée sur les plus anciennes traditions, et déjà Charlemagne interdisait aux Germains, sous peine de mort, de danser, chanter, et festoyer sur la tombe de leurs ancêtres païens. Les paysans d’Allemagne jamais ne mangent avec plus de conscience qu’à leurs grands repas de la Toussaint et des enterrements. On sait, d’ailleurs, qu’un chagrin modéré creuse l’estomac. « Le pain console les grandes douleurs », disait le magnanime Achille en invitant à sa table le roi Priam, courbé sous le poids de son affliction. Aux repas funèbres, il est défendu de laisser aucun reste.