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épreuve. Il commença par d’importants travaux descriptifs : grâce à son ingéniosité technique, il étudia l’évolution de la sacculine, la mérogonie, l’embryogénie des éponges. Son traité de Zoologie concrète atteignit son neuvième volume ; la cécité l’obligea à l’interrompre.

En même temps, il se passionna pour la biologie générale ; d’où, en 1895, son livre célèbre sur l’Hérédité.

Sa maladie d’yeux débuta vers 1903. Atteint de myopie, il abusait du microscope et il eut un décollement double de la rétine, qui s’aggrava du fait qu’il persista dans ses travaux. De 1900 à 1907, il poursuivit ses expériences sur l’éclosion des œufs d’échinodermes par les agents physiques et chimiques. En 1912, il était à peu près aveugle.

« Il fit alors preuve, nous écrit sa collaboratrice Mlle Goldsmith, d’un courage admirable et d’une vivacité d’esprit qui, peut être, s’est encore accentuée du fait qu’aucun travail de laboratoire ne le distrayait de ses méditations. Il s’intéressa, au cours de ces années, surtout à des questions, en dehors de la zoologie pure : philosophie, biologie, psychologie ». D’où son livre sur les Rêves qu’il préparait depuis longtemps et qui parut quelques mois avant sa mort.

Mais si Delage, vers la fin de sa vie, a dû limiter son activité à la philosophie biologique, ses œuvres capitales, à l’inverse de celles de Lamarck, sont antérieures à sa cécité. Chez les naturalistes le cas de Lamarck reste unique.


Conclusion.


La cécité lente et progressive oblige le naturaliste à dépenser son énergie dans des méditations spéculatives. Chez certains, comme Lamarck, celles-ci peuvent atteindre une haute envolée et créer un système durable.

Il est deux genres d’esprit opposés ; l’un, observateur, s’attache aux faits, l’autre, synthétiste, systématise : tous deux sont utiles aux progrès des sciences ; mais ils se méconnaissent et se méprisent quand ils sont contemporains. Tels en chimie furent Lavoisier avec Priestley, en histoire naturelle, Buffon avec Réaumur ; Cuvier avec Lamarck, puis avec Geoffroy-Saint-Hilaire.

Pourtant, il n’existe pas, entre ces deux genres d’esprits, une opposition telle qu’ils ne puissent coexister chez la même personne ; la preuve en est donnée par ceux des naturalistes qui commencent par observer et découvrir et qui, à un moment donné, deviennent aveugles. Ne pouvant plus extérioriser leur activité, ils tendent à la dépenser en eux-mêmes, à réfléchir sur les causes premières. Ainsi fut Ch. Bonnet, observateur incomparable, qui devint, une fois aveugle, un philosophe moins remarquable.

Plus tard, Lamarck, qui avait été à la fois un esprit observateur, classificateur et synthétique, médita sur la philosophie zoologique et créa un système valable et heuristique.