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le Dr Polak l’examina : « Tous ses gris sont obtenus par mélange du bleu avec une ou deux couleurs chaudes… S’il avait été achromate, il eût fait des confusions »[1]. Son originalité vient de son cerveau, non de ses sens.

De même, une mauvaise acuité visuelle influencerait l’œuvre du peintre. Dès le XVIIIe siècle, les critiques d’art l’avaient noté. Diderot disait : « Un œil tendre et faible ne sera pas ami des couleurs vives et fortes. Il répugnera aux effets qui le blessent dans la nature. Il vous restituera par l’harmonie ce qu’il refuse en vigueur ». Pour Gœthe « une vue faible augmente l’opacité de l’air » dans le tableau du peintre[2].

Par contre, la myopie avec bonne acuité visuelle donne aux productions du peintre un cachet spécial. Il peut, avec son œil qui forme loupe, voir de près les détails, à l’inverse de l’emmétrope. Par suite, il tend à analyser, à faire des œuvres minutieuses[3].

Même particularité s’observe chez les littérateurs myopes. Comme le dit Guy de Maupassant :

« Chez le romancier, la vision en général domine. Elle domine tellement qu’il devient facile de reconnaître, à la lecture de toute œuvre travaillée et sincère, les qualités et les propriétés physiques du regard de l’auteur. Le grossissement du détail, son importance ou sa minutie, son empiétement sur le plan et sa nature spéciale indiquent, d’une façon certaine, tous les degrés et les différences des myopies. La coordination de l’ensemble, la proportion des lignes et des perspectives préférées à l’observation menue, l’oubli même des petits renseignements, qui sont souvent les caractéristiques d’une personne, ou d’un milieu, ne dénoncent-ils pas aussitôt le regard étendu mais lâche d’un presbyte »[4].

Théophile Gautier est le type de l’écrivain myope. Il commence par étudier la peinture, n’y réussit point à cause de sa vue, il se lance dans la littérature, tâtonne, écrit comme on peint avec le seul souci des lignes et des couleurs, et aime surtout le détail, la nuance exacte.

Même observation a été faite pour certains savants : ceux d’Allemagne, qui si souvent sont myopes, analysent à l’extrême, accumulent les détails.

Un littérateur myope avec une mauvaise acuité visuelle peut utiliser le sens de l’ouïe.

Alphonse Daudet était myope extrêmement. Il était plus frappé du son des êtres et des choses que de leur vue. Sa myopie lui aurait été avantageuse en lui « imposant la nécessité de vivre en dehors de lui »[5], et il devint, par l’oreille, observateur minutieux.

  1. Chronique médicale, 1908, p. 29.
  2. Gœthe. — Conversations, p. 389.
  3. Arréat. — Psychologie du peintre, p. 230.
  4. Guy de Maupassant. — La Vie errante, 1890, p. 23.
  5. Goncourt. — Mémoires, t. V, p. 124.