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DIDEROT.


rellement, plus le marquis s’apitoyait, plus le philosophe s’échauffait de son côté. Croismare ayant exprimé le désir de connaître en détail l’histoire de la malheureuse qui faisait appel à son cœur, Diderot mit une telle passion à la fabriquer qu’il pleurait et sanglotait lui-même en l’écrivant, dupe de sa propre fourberie ; quand ses amis de la Chevrette entraient dans la chambre où il travaillait, ils le trouvaient « plongé dans la douleur et le visage inondé de larmes ». Enfin, comme le marquis, au lieu de venir à Paris, demanda à sœur Suzanne d’accepter un logement dans son château de Lasson, logement qu’il avait déjà commencé de meubler, et de devenir la compagne de sa propre fille, on tint un grand conseil des conjurés et Diderot décida cruellement de faire mourir la religieuse. Une lettre pathétique de Mme Madin avisa Croismare de cette catastrophe, et le bon marquis, au désespoir, après avoir remercié la veuve versaillaise « de s’être comportée à l’égard de Suzanne avec les sentiments les plus nobles et la conduite la plus généreuse », lui adressa cette suprême requête : « Tout ce qui se rapporte à notre infortunée m’est devenu extrêmement cher ; ne serait-ce point exiger de vous un trop grand sacrifice que celui de me communiquer les petits mémoires qu’elle a faits de ses différents malheurs ? Je vous demande cette grâce, Madame, avec d’autant plus de confiance que vous m’aviez annoncé que je pouvais y avoir quelques droits. » Les petits mémoires, qui sont précisément le roman de la