Page:Revue de métaphysique et de morale, supplément 5, 1908.djvu/28

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

M. Boutroux. Il semble que la théorie d’Abélard sur la nécessité de la création, que vous rattachez (p. 62) à la doctrine de l’amour « extatique », doive tout simplement s’expliquer par la position du problème en termes relatifs à l’intelligence. Si l’on partait de l’amour, on aboutirait plutôt à la liberté ; mais qui dit intelligence dit nécessité.

M. Rousselot. Le texte d’Abélard que je cite me semble concluant. — D’ailleurs intelligence, au sens scolastique, ne dit pas nécessairement liaison nécessaire de deux termes ; je me suis expliqué sur ce point dans l’autre thèse.

M. Boutroux. Vous paraissez dédaigner la théorie de la primauté de l’amour. N’est-elle pas cependant plus chrétienne que l’autre ? Vous êtes visiblement désireux de rapprocher l’esprit chrétien et l’esprit hellénique.

M. Rousselot. J’avoue que la théorie thomiste me semble mieux construite que l’autre. Cette théorie, d’ailleurs, absorbe et s’assimile celle de la primauté de l’amour.

M. Boutroux. Il vaudrait mieux, alors, au lieu d’intellectualisme, dire : supra-intellectualisme.

M. Lévy-Brühl demande au candidat si l’idée d’un amour où l’individualité disparaît, qu’il a relevée chez certains mystiques, ne pourrait pas être d’origine orientale, et s’être infiltrée dans la pensée chrétienne pendant la période alexandrine.

M. Rousselot juge cette supposition peu probable. C’est la méditation affectueuse des mystères de la Passion du Christ, — méditation peu familière aux Pères grecs, — qui suggère à nos médiévaux l’idée de l’amour annihilateur.

M. Lévy-Brühl. La dualité entre Dieu et l’homme n’est-elle pas supprimée au terme de l’amour ?

M. Rousselot. Il y a, au ciel, union, jouissance, mais non pas fusion. Le sens des métaphores des mystiques se précise par la comparaison avec leurs ouvrages de théorie.

M. Lévy-Brühl. Ces auteurs ont-ils examiné en théoriciens si l’union intime avec Dieu laisse subsister l’individu ?

M. Rousselot. Il suffit, pour répondre par l’affirmative, de considérer qu’ils croient à la résurrection des corps.

M. Rodier. Saint Thomas n’a nullement l’originalité que vous lui prêtez. Les oppositions que vous croyez découvrir entre sa doctrine et celle d’Aristote sont purement imaginaires. Vous dites, par exemple, p. 29, que, pour saint Thomas, l’amitié fondée sur l’égalité « n’existe que par accident, si même elle peut exister ». Or











l’égalité qui, d’après Aristote, sert de fondement à l’amitié, c’est bien entendu la similitude ï, ykp çi), ôtv) ? ôy, o’.6fnç, et Saint Thomas dit expressément et à plusieurs reprises similitudo amicitifam facil. il. Rousselot. Je ne parle pas d’une opposition des doctrines, mais d’une inversion des points de vue, ce qui est. tout différent. Cette inversion est évidente, si seulement l’on prend soin de distinguer égalité et. similitude.

M. Radier. Les caractères que vous attribuez à la conception « extatique » se retrouvent dans saint Thomas. Voyez la Somme théologique, I, 20, 2, I, n, 28, 3 II, n, 175, 2.

M. Rousselot. C’est exact, mais il y a cette différence capitale, que, pour saint Thomas, ce sont des effets accidentels ; pour les autres, il s’agit d’une loi nécessaire de l’amour, à laquelle Dieu n’échappe pas (p. 7").

M. Rodier. La théorie de l’unité par analogie que vous trouvez obscure et.que vous attribuez à saint Thomas est, en réalité, celle qu’Aristote exprime notamment dans le premier livre de l’Ettfqee à Nicomaque. Si vous n’aviez pas ignoré ce qu’elle a été chez son inventeur, vous l’auriez mieux comprise et plus clairement exposée.

M. Rousselot. La théorie métaphysique de la participation analogique que saint Thomas fonda sur la distinction d’essence et d’esse, ne se trouve pas telle quelle dans Aristote.

M. Rodier. Vous’indiquez sur quelques points des rapprochements entre saint Thomas et Aristote. Mais sur une’ foule d’autres il y aurait eu lieu de le faire et vous ne paraissez pas en avoir eu conscience. Somme toute vous connaissez très mal les doctrines anciennes. C’est ainsi, pour citer un exemple menu mais caractéristique, que vous attribuez (p. 76) aux écrivains du xn’siècle l’invention de l’expression principale nostrum, terme dont les latins, notamment Sénèque, se.sont constamment seivis pour traduire vjyefjLovtxov.

II. L’Intellectualisme de saint Thomas.

M. Roufselot. On’caractérise couramment la doctrine de saint Thomas comme « intellectualiste » au premier chef, et l’on part de là pour critiquer sa valeur comme philosophie religieuse. Mais il y a une grande confusion sous ce mot d’intellectualisme. Ou l’on désigne simplement par ce terme une doctrine métaphysique d’après laquelle tout l’univers est subordonné. à l’intelligence (c’est la définition de Litîré dans son Supptêment) ; ou l’on