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LE PONT D’ARCOLE.

élevés en jetée. Son eau est livide et grasse, et elle rampe sur son lit d’argile. Malgré cela, les vagues bleues de Salamine que j’avais vues quelque temps auparavant, ne m’avaient pas paru plus belles, car il semblait que ces flots n’étaient si pesans que parce qu’ils entraînaient avec eux des tronçons de sabres limoneux, des drapeaux qu’ils lavaient, des roues de chariots qui roulaient, des aigles qui se noyaient, des gueules de canons qui buvaient et vomissaient leurs sources, et que cette eau n’était si lente que parce qu’elle chariait éternellement dans sa vase la grande voix et le fardeau de pensées qu’elle avait entendus une fois passer sur elle.

À la tête du pont, du côté par où arrivait l’armée française, on voit encore une pyramide en marbre rouge, haute de quarante pieds au plus. Sur cette pyramide, il n’y a ni noms, ni inscriptions. On pourrait la prendre pour un trophée oublié de l’antiquité. Il n’y a jamais eu sur ses faces qu’une grande N, encore a-t-elle été effacée. Le premier monument de gloire de Napoléon est ainsi sans nom comme son tombeau. Mais sur les faces nues de cette pyramide une main invisible écrit jour et nuit sans la pouvoir remplir, et le passant qui la regarde est ébloui de ce néant. C’est la page encore blanche que cette immense vie couvrira plus tard, jusqu’aux bords, de ses lignes entassées.

Quoique ce monument eût l’héroïque simplicité des jours qu’il rappelle, les faces de son piédestal étaient remplies de trophées en relief, de haches d’armes, de faisceaux, de torches ailées, de cuirasses, de foudres et d’aigles. Mais tous ces trophées ont été à moitié brisés, et il n’en reste que la trace. L’une des faces du piédestal renfermait la statue de Napoléon, qui en a été arrachée, et qui laisse un grand angle vide dans la base. Et nous aussi, mon Dieu, nos haches d’armes sont brisées : la lettre de notre nom est effacée sur notre dalle ; notre torche est éteinte, notre foudre est démolie ; les enfans ont ébréché notre cuirasse de pierre sur notre piédestal, ils ont emporté, dans le creux de leur main, notre poussière dans leurs cabanes de roseaux. Quand viendra de la ville l’ouvrier avec son ciseau pour ciseler de nou-