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ainsi pleurer si fort tout-à-coup un vieil homme, avec un uniforme passé et un visage de soldat couvert de cicatrices. Pendant que nous lisions, on enleva l’écusson électoral qui décorait l’hôtel-de-ville. Tout semblait vide et mort : on eût dit qu’on s’attendait à une éclipse. Les conseillers se promenaient lentement çà et là, de l’air désœuvré qu’on a quand on est remercié, et le vieux bailli de ville lui-même semblait n’avoir plus d’ordres à donner. Il écoutait avec une paisible indifférence le fou Aloïsius qui beuglait les noms des généraux français, tandis que l’ivrogne Gumpertz courait les rues en chantant : Ça ira, ça ira ! et en traînant la jambe.

Pour moi, je m’en allai à la maison où je me mis à pleurer en disant : L’électeur nous remercie. Ma mère ne savait que penser, moi je savais ce que je savais ; j’allai me coucher en pleurant, et dans la nuit je rêvai que le monde allait finir. Les beaux jardins de fleurs et les prairies vertes étaient enlevées de la terre et roulées comme des tapis, le bailli de la ville était monté sur une haute échelle et décrochait le soleil comme un réverbère, le tailleur Kilian était là tout proche et il se disait : « Il faut que j’aille à la maison et que je fasse une belle toilette, car je suis mort et on va m’enterrer. » Et le ciel devenait de plus en plus sombre, quelques étoiles brillaient parcimonieusement, et elles tombèrent sur la terre, comme des feuilles jaunies dans l’automne ; peu-à-peu tous les hommes disparaissaient ; moi, pauvre enfant, j’errais de côté et d’autre avec inquiétude. Je m’arrêtai enfin près d’une métairie, et je vis un homme qui remuait la terre avec une pelle, et auprès de lui une laide femme qui portait dans son tablier quelque chose de semblable à une tête d’homme coupée. C’était la lune, elle la plaça avec soin dans la fosse ouverte, et derrière moi j’entendis le vieil invalide qui sanglotait et qui épelait ces mots : « L’électeur remercie ses sujets. »

Lorsque je me réveillai, le soleil reparaissait comme d’ordinaire sur la fenêtre, dans la rue on entendait les tambours, et lorsque j’entrai dans la chambre de mon père pour lui donner le bonjour, je le trouvai en manteau à poudrer, et j’entendis son perruquier qui lui disait que ce matin même on devait prêter serment au nouveau grand-duc Joachim, dans la maison de ville ; que celui-ci était de la meilleure famille, qu’il avait épousé la sœur de l’empereur Napoléon ; qu’il avait vraiment bonne tournure avec ses belles boucles de cheveux noirs, et que son cor-