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comme jadis, le long du jardin de la cour, tenant d’une main la basque de son habit, et agitant de l’autre sa mince canne de jonc. Il avait toujours la même figure, douce et amicale, le petit chapeau rond, la petite queue d’autrefois, seulement des cheveux blancs avaient remplacé les cheveux noirs dont elle se composait ; mais, quelle que fût sa gaîté apparente, j’appris cependant que le pauvre baron avait essuyé beaucoup de traverses. Son visage avait beau vouloir le cacher, les cheveux blancs de sa petite queue le trahissaient par derrière ; mais la petite queue elle-même semblait cependant vouloir dissimuler, tant elle frétillait avec aisance.

Je n’étais pas fatigué, mais j’éprouvais l’envie de m’asseoir encore une fois sur le banc de bois où jadis j’avais gravé le nom de la fille que j’aimais. J’eus peine à retrouver ces lettres, tant on y avait inscrit de nouveaux noms. Hélas ! un jour je m’étais endormi sur ce banc, et j’y avais rêvé d’amour et de bonheur. Les anciens jeux de mon enfance revinrent tous à ma pensée, et les anciennes et belles légendes ; mais un jeu nouveau et faux, une nouvelle et affreuse légende se mêlait à tous ces souvenirs. C’était l’histoire de deux pauvres âmes qui devinrent infidèles l’une à l’autre, et qui poussèrent dans la suite la déloyauté si loin, qu’elles manquèrent même à la fidélité qu’elles devaient au bon Dieu. C’est une fâcheuse histoire, et quand on n’a rien de mieux à faire, on pourrait bien en pleurer. Ô Dieu ! autrefois la terre était si belle, et les oiseaux chantaient tes louanges éternelles, et la petite Véronique me regardait d’un œil tranquille, et nous allions nous asseoir devant la statue de marbre, sur la place du château. — D’un côté s’élevait le vieux château dévasté, où il revient des spectres, où la nuit se promène une dame sans tête, vêtue de soie noire avec une longue queue flottante ; de l’autre côté est un grand édifice blanchi, dont les appartemens supérieurs sont couverts de tableaux aux cadres éclatans et en bas sont amoncelés des milliers de livres que moi et la petite Véronique nous examinions avec curiosité, lorsque la pieuse Ursule nous élevait sur ses bras à la hauteur des fenêtres. Plus tard, ayant grandi, je gravis les hautes échelles, je descendis les livres, et j’y lus si long-temps que je ne craignis plus rien, surtout fort peu les femmes sans tête ; et je devins si savant, que j’oubliai tous les anciens jeux, et les légendes, et les images, et la petite Véronique, et même jusqu’à son nom.