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VOYAGE DANS LA COLOMBIE.

la ville, portant sa bannière renversée comme le premier. Derrière lui s’avançait le cercueil contenant le corps de Jésus-Christ, supporté par des colonnes d’argent comme le cercueil lui-même. Il était entouré d’une foule d’individus vêtus de costumes de toutes couleurs, armés de bâtons, sabres, épées, lances, et une lanterne à la main. Ces derniers représentaient les Juifs qui vinrent au jardin des olives pour s’emparer de notre Seigneur. On m’assura que ce rôle était si odieux, qu’on ne trouvait personne dans la ville qui voulût s’en charger de bonne volonté, et qu’on forçait à le remplir les épiciers et les autres marchands de comestibles. À la suite des Juifs marchaient tous les officiers de la garnison, un cierge à la main, puis les troupes, disposées par pelotons et d’une tenue assez régulière. Elles portaient le fusil en bandoulière, ce qui est un signe de deuil à Quito comme parmi nous l’arme renversée. Les officiers commandant chaque peloton étaient vêtus moins uniformément que leurs soldats, les uns portaient un bonnet de police ou une casquette, les autres le chapeau à corne ou le schako. Enfin la procession était terminée par les religieux de la Merced, les chanoines, l’évêque, la sainte Vierge, vêtue d’une robe de velours brodée or et argent, dont un ange tenait la queue, une foule de femmes munies de cierges et un peloton de gendarmerie.

Un silence solennel, interrompu seulement par les chants religieux et la musique, rendait cette cérémonie véritablement imposante et faisait oublier le spectacle parfois grotesque qu’elle présentait çà et là. Aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, on apercevait une double rangée de lumières se mouvant lentement, et dont l’éclat dissipait l’obscurité de la nuit. Un seul incident survint au milieu de la marche qui rompit un instant la gravité de ceux qui en furent témoins. Au milieu d’une rue se trouvait un égout dont l’ouverture était masquée par la foule ; au moment où les Juifs, qui suivaient pêle-mêle le cercueil de notre Seigneur, arrivèrent à cet endroit, plusieurs d’entre eux disparurent subitement dans ce gouffre, au grand contentement de quelques-uns des spectateurs, qui dans leur illusion, les prenant pour de véritables Juifs, considérèrent cet accident comme une juste punition du ciel. On retira les acteurs de l’égout, et leur chute n’eut heureusement aucune suite fâcheuse.

Pour donner une idée du nombre de personnes qui assistèrent à cette procession, il suffira de dire qu’il ne s’était pas vendu ce jour-là dans la ville moins de cinq mille cierges. Le général Farfan[1] me dit, entre autres, que pour sa part il en avait acheté pour deux cents piastres, et

  1. Le général Farfan était Indien, natif de Cusco, et issu d’une ancienne famille de caciques. Sa bravoure à toute épreuve et sa probité avaient été ses seuls titres au rang élevé auquel il était parvenu malgré la prévention des blancs contre la race indienne.