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Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 3.djvu/551

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ÆNEAS SYLVIUS.

ne me soient retirées. Si donc je le quittais, il ne me serait plus possible de vivre avec toi d’une manière convenable à ton rang, à tes goûts, à ton éducation. Que si, au contraire, je reste à la cour, nous n’aurions plus alors un instant de repos, tant Sigismond, par son goût belliqueux, a contracté l’habitude de ne jamais rester dans la même ville. Nulle part il n’a fait un si long séjour qu’à Sienne. Il ne me resterait donc pour ressource que de te traîner à ma suite dans les camps, ce qui ne pourrait convenir à aucun de nous deux. Consulte-toi donc, ma chère Lucrèce, et pèse mes avis ! Un autre amant qui fermerait les yeux sur l’avenir, et qui chercherait surtout à satisfaire sa passion aux dépens de ton repos, te tiendrait un autre langage que le mien ; mais il ne t’aimerait pas, puisqu’il ne craindrait pas de sacrifier ta réputation à ses goûts. Je te tiens ici le langage d’un honnête homme : reste dans ton pays ! — Cependant, ne doute pas que je n’y revienne bientôt, car je ferai en sorte que toutes les affaires que Sigismond a à régler en Toscane me soient confiées. Alors je pourrai profiter des bontés que tu as pour moi, sans te porter aucun préjudice. Adieu, ma chère âme ! aime-moi toujours bien, et sois certaine que mon amour n’est pas moindre que le tien ; que notre séparation momentanée ne me coûte pas moins qu’à toi. Adieu, encore une fois, mon bonheur et ma vie ! »

La fin du roman est fort triste et empreinte de vérité. Après avoir écrit la lettre que l’on vient de lire, où l’amant du Nord exprime si bien cette passion septentrionale toujours tempérée par le raisonnement, Euriale part avec Sigismond, et le suit jusqu’en Hongrie. Là, il apprend la mort de Lucrèce, qui s’était laissé consumer peu à peu par le chagrin. Enfin le dernier trait frappant de cette histoire est la consolation lente, il est vrai, d’Euriale, mais qui lui permet cependant, secondé par le désir de plaire à son empereur et le besoin d’assurer sa fortune, d’épouser une jeune personne fort belle et de la plus haute distinction, que lui propose le César.

Le bon Æneas Sylvius finit ainsi son récit, en s’adressant à l’un de ses amis : « Voilà, mon cher Mariano, la fin des amours d’Euriale et de Lucrèce. Cette histoire est triste ; mais elle est véritable. Ainsi, que ceux qui la liront en fassent leur profit, et qu’ils tâchent de ne pas boire dans la coupe d’amour, car elle contient plus d’absinthe que de miel.

« Portez-vous bien, mon ami.

« De Vienne, ce 5 de juillet, l’an de grâce 1444. »


Cette nouvelle, écrite en latin, eut un succès extraordinaire en Europe : on la traduisit dans presque toutes les langues, et particulière-