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ÆNEAS SYLVIUS.

quolibet ou une plaisanterie si commune, que la vanité seule de celui qui lit, peut le décider à en rire ; car bien que l’aristocratie ait perdu beaucoup de privilèges, l’impertinence est peut-être celui de tous que la vanité bourgeoise lui garantira le plus long-temps. Plus l’auteur est fat, plus le lecteur est complaisant. Aussi le public ressemble-t-il aujourd’hui à certaines femmes qui n’ont de goûts vifs que pour les hommes qui les méprisent et les maltraitent. Il faut en convenir : en morale comme en littérature, cette disposition n’est pas heureuse.

Oh ! qu’il en était autrement lorsque l’écrivain commençait la première page de son livre par ces mots : Ami lecteur ! Quel amour, quel respect, quelles attentions il avait pour son ami, pour ses amis les lecteurs, pour ce public enfin qui, comme le dieu Pan, se cache partout, quoiqu’on ne le voie nulle part ! Le public ? Oh ! je le connais bien. Il a ordinairement de 15 à 30 ans, mais souvent plus de 50. Il s’occupe de lettres, de sciences, mais il est surtout agité par les passions, dominé par une foule de sensations tumultueuses, poussé par une curiosité insatiable. Le vrai public court les champs, les villes, les bibliothèques et les bals masqués ; il est armé du scalpel dans l’amphithéâtre, du pinceau à l’atelier, ou il rêve la gloire en regardant de beaux yeux. Le public ? Je le vois encore à minuit dans le fond d’une alcôve, sous la forme d’une jeune femme gracieuse, préparant avec soin sa lumière, pour faire la lecture pendant la nuit. Je le vois, ce joli public dont le cœur palpite d’avance à la vue du livre qu’il va dévorer. Il met double oreiller pour être plus à l’aise ; il arrange sa couverture avec soin pour éviter les distractions, et bientôt il lit immobile, jusqu’au moment où l’émotion et le plaisir font battre son cœur et rouler des larmes dans ses yeux. Souvent encore il revêt une forme plus grave, car il approche de la vieillesse. Alors plus calme en apparence, mais cependant curieux jusqu’à la passion, de retrouver les souvenirs d’un âge déjà bien éloigné du sien, il bénit en secret le livre qui lui retrace toutes les phases de la vie, qui ranime en lui des sentimens que la réalité ne lui procure plus, qui donne un intérêt rétroactif à l’existence parcourue, aux souvenirs qui s’effacent, aux sentimens qui s’affaiblissent. Et puis, si futile que soit un livre, dès l’instant qu’il est écrit en conscience, il porte son fruit. On le lit ou on le rejette ; on l’aime ou on le hait, et de tous les services que l’écrivain puisse rendre à l’ami lecteur, le plus utile est de ne pas le laisser indifférent. Sous ce rapport, la correspondance d’Æneas Sylivius Piccolomini aura, je crois, cet avantage, et le traducteur qui la fait connaître se résout d’avance à partager avec l’auteur original la portion de blâme ou d’éloge que l’on jugera à propos de lui donner.


Delécluze.