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REVUE LITTÉRAIRE DE L’ALLEMAGNE.

on lui dit que son souverain allait demander son extradition, et le malheureux Schiller, surpris par tant de déceptions, tremblant d’être arrêté, s’éloigna avec douleur de la ville où il croyait trouver, sinon la fortune, au moins le repos. Il partit à pied, dépourvu d’argent, faible, malade, regrettant son pays et sa famille aimée. Ce fut ainsi qu’il alla chercher un refuge à Francfort. Là, ses embarras pécuniaires ne firent que s’accroître : son ami avait épuisé pour lui toutes ses ressources, sa famille n’était pas assez riche pour l’aider, et le baron de Dalberg refusait de venir à son secours. Pour pouvoir faire représenter plus tôt sa nouvelle tragédie, il alla s’établir près de Mannheim ; il vendit sa montre pour vivre, puis emprunta quelques florins ; enfin l’aubergiste chez lequel il demeurait lui fit crédit. Les recettes de Fiesco ne lui donnèrent qu’une aisance temporaire ; pour ne pas retomber de nouveau dans le dénuement, il se retira au sein d’une honnête famille qui lui avait offert l’hospitalité. Ce fut là qu’il composa son troisième drame, l’Amour et l’Intrigue. Enfin, le baron de Dalberg eut besoin de lui. Il voulait faire traduire des pièces de Shakespeare, et il comprit que personne ne pourrait lui être plus utile que Schiller dans cette tâche difficile. Il le rappela donc et lui offrit l’emploi de poète de théâtre avec 300 florins d’appointemens (environ 750 fr.). Schiller accepta cette offre avec une joie naïve ; jamais il ne s’était vu si riche. Mais il ne tarda pas à reconnaître que ces 300 florins, qui lui semblaient une somme considérable, ne pouvaient suffire aux exigences de sa nouvelle position ; il se trouva de nouveau en proie à ces soucis matériels qui pèsent si lourdement sur la pensée, et ne voyant plus aucun espoir d’obtenir une situation meilleure dans la petite ville de Mannheim, il résolut d’en choisir une autre, et se retira à Leipzig. Il avait fait dans l’espace de cinq années trois grandes pièces : les Brigands, Fiesco, l’Amour et l’Intrigue ; il avait obtenu d’éclatans succès, et ces succès ne lui avaient pas même donné le moyen de subvenir à ses modestes besoins. Peu de temps avant de quitter Mannheim, il ne savait encore comment acquitter les 200 florins qu’il avait empruntés pour faire imprimer sa première pièce. En se rappelant ses courageux efforts et son abandon, il pouvait bien s’appliquer ces vers, qu’il écrivit dans un beau mouvement de fierté : « Le siècle d’Auguste n’est pas revenu pour nous ; l’ame généreuse des Médicis n’a pas souri à l’art allemand. Notre poésie a grandi d’elle-même, et ne s’est pas épanouie au soleil de la faveur. Voilà ce que l’Allemand doit se dire avec joie, voilà pourquoi son cœur peut battre avec orgueil, car ce qu’il vaut à présent, il ne le doit qu’à lui. »

Mais, au milieu de ces nobles émotions, il ne comprenait que trop les incertitudes pénibles, les souffrances matérielles attachées à la vie de poète. Il résolut de tenter une autre carrière. Il voulait se remettre à l’étude du droit, prendre le grade de docteur, et tâcher d’obtenir un emploi qui lui permit de suivre avec moins d’inquiétude ses rêves littéraires. Telle fut la pensée qui le conduisit à Leipzig ; arrivé là, le génie poétique l’emporta encore sur le raisonnement. Il acheva son Don Carlos, écrivit des odes, des élégies, des ballades, publia, sous le titre de Thalia, un almanach des muses, et termina