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multitude innombrable d’hommes presque pareils, qui, sans être précisément ni riches ni pauvres, possèdent assez de biens pour désirer l’ordre, et n’en ont pas assez pour exciter l’envie.

Ceux-là sont naturellement ennemis des mouvemens violens ; leur immobilité maintient en repos tout ce qui se trouve au-dessus et au-dessous d’eux, et assure le corps social dans son assiette.

Ce n’est pas que ceux-là mêmes soient satisfaits de leur fortune présente, ni qu’ils ressentent de l’horreur naturelle pour une révolution dont ils partageraient les dépouilles sans en éprouver les maux : ils désirent au contraire, avec une ardeur sans égale, de s’enrichir ; mais l’embarras est de savoir sur qui prendre. Le même état social qui leur suggère sans cesse des désirs, renferme ces désirs dans des limites nécessaires. Il donne aux hommes plus de liberté de changer et moins d’intérêt au changement.

Non-seulement les hommes des démocraties ne désirent pas naturellement les révolutions, mais ils les craignent.

Il n’y a pas de révolution qui ne menace plus ou moins la propriété acquise. La plupart de ceux qui habitent les pays démocratiques sont propriétaires ; ils n’ont pas seulement des propriétés, ils vivent dans la condition où les hommes attachent à leur propriété le plus de prix.

Si l’on considère attentivement chacune des classes dont la société se compose, il est facile de voir qu’il n’y en a point chez lesquelles les passions que la propriété fait naître soient plus âpres et plus tenaces que chez les classes moyennes.

Souvent les pauvres ne se soucient guère de ce qu’ils possèdent, parce qu’ils souffrent beaucoup plus de ce qui leur manque qu’ils ne jouissent du peu qu’ils ont. Les riches ont beaucoup d’autres passions à satisfaire que celle des richesses, et d’ailleurs le long et pénible usage d’une grande fortune finit quelquefois par les rendre comme insensibles à ses douceurs.

Mais les hommes qui vivent dans une aisance également éloignée de l’opulence et de la misère mettent à leurs biens un prix immense. Comme ils sont encore fort voisins de la pauvreté, ils voient de près ses rigueurs, et ils les redoutent ; entre elle et eux il n’y a rien qu’un petit patrimoine sur lequel ils fixent aussitôt leurs craintes et leurs espérances. À chaque instant, ils s’y intéressent davantage par les soucis constans qu’il leur donne, et ils s’y attachent par les efforts journaliers qu’ils font pour l’augmenter. L’idée d’en céder la moindre partie leur est insupportable, et ils considèrent sa perte entière comme le dernier des malheurs. Or, c’est le nombre de ces petits