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L’IRLANDE SOCIALE, POLITIQUE ET RELIGIEUSE.

que je connaisse de la persévérance unie à la passion, et de la force aidée par la prudence. Dans un voyage que je fis à Dublin, en 1826, j’eus l’honneur de voir de près O’Connell, et j’avoue que je fus loin de l’apprécier à sa juste valeur. Dès cette époque, j’admirais sincèrement en lui l’orateur puissant qui prêtait aux misères de son pays une voix si éloquente, et dont la parole retentissait dans le cœur de six millions d’hommes ; j’admirais aussi le légiste consommé qui, se jouant, avec une souplesse merveilleuse, de toutes les prescriptions légales, savait, à l’aide de transformations successives, maintenir la grande association dont il était l’inventeur et le chef : toutefois, à côté de l’avocat habile et du tribun véhément, je n’avais pas deviné l’homme politique patient et mesuré. Je n’avais pas supposé surtout que des caractères si divers pussent exister à la fois, et qu’un homme étranger jusqu’à plus de cinquante ans aux habitudes parlementaires de l’Angleterre, dût acquérir tout à coup autant d’ascendant et de puissance dans la chambre des communes que sur la place publique, ou dans les cours de justice. Je prévoyais donc que le jour du triomphe d’O’Connell serait celui de sa chute, et qu’en passant le seuil de la chapelle Saint-Étienne, il laisserait derrière lui la meilleure portion de son influence et de son talent.

On sait qu’il n’en a point été ainsi, et que, tout en conservant ses anciennes qualités, O’Connell a, depuis l’émancipation, déployé celles dont il paraissait dépourvu. On sait que sans cesser d’être l’homme de l’Irlande, il est devenu un des membres les plus importans du parlement anglais. Il semble d’ailleurs que ses facultés se soient multipliées à mesure que s’élargissait le cercle de leur action. Que la chambre des communes soit assemblée ou non, il remplit les journaux, et l’on est tout étonné de le trouver dans la même semaine injuriant l’Angleterre à Cork ou à Dublin, et la flattant à Liverpool ou à Manchester ; attaquant le ministère à Birmingham et le défendant à Londres ; aujourd’hui véhément et amer, demain calme et bienveillant. Et qu’on ne voie pas là l’effet d’une activité désordonnée et d’une mobilité capricieuse. Sous l’apparence du laisser-aller et de l’incohérence, il n’est pas d’homme peut-être dont la vie contienne une unité plus ferme et plus profonde. O’Connell n’est ni whig, ni tory, ni radical. Il est Irlandais, et, pour arracher l’Irlande à l’oppression, tous les partis comme tous les langages lui semblent bons. L’intérêt de l’Irlande, voilà sa pensée dominante, ou plutôt sa pensée unique ; toujours raisonnable d’ailleurs dans sa conduite, quand il ne l’est pas dans ses paroles ; toujours prêt à faire, quand il le faut, le sacrifice