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Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/683

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MARIE D’ÉNAMBUC.

ne prenons point part. Les illuminations et les danses doivent commencer maintenant à Saint-Pierre. On a distribué double ration dans tous les ateliers, et annoncé un pardon général pour les fautes passées. Aujourd’hui, aucun esclave n’a été mis aux quatre piquets, et tous ont eu du tafia pour boire à la santé de la petite reine.

— Oui, dit-elle en effeuillant le bouquet de jasmin et de roses de Perse que son fils venait de mettre sur ses genoux, grâce au ciel, tout le monde est content aujourd’hui dans l’île, tout le monde fait fête.

— Excepté vous, ma pauvre Marie ; point de bal, point de souper, point de musique, pas même une sérénade ; vous auriez dû permettre au moins que les violons vinssent ici ce soir.

— Je voulais vous en faire la surprise, répondit-elle en souriant, et ils doivent être dans la petite salle, attendant que la nuit soit close pour venir jouer sous les fenêtres.

— Ah ! c’est bien ! dit le malade avec une toux sèche, je les entendrai avec plaisir.

En ce moment le trot de plusieurs chevaux retentit dans l’avenue qui séparait les cases à nègres de l’habitation, et la sentinelle qui montait la garde devant la grille du jardin cria : Qui vive !

— C’est le docteur, enfin ! dit Mme d’Énambuc, il ne revient pas seul.

— Sans doute Loinvilliers l’accompagne, répondit le général ; voilà près de huit jours que nous ne l’avons vu.

— Vous l’aimez fort, et je lui fais bon accueil par égard pour vous, dit doucement la jeune femme ; mais, en vérité, je ne sais ce qui peut vous plaire en lui ; c’est un homme froid, taciturne et ne sachant guère son monde. L’avez-vous remarqué l’autre jour, quand je l’ai prié à dîner ? Il n’a eu garde de me donner la main pour passer dans la salle ; sous prétexte de quitter son épée, il s’est arrêté à la porte de la galerie, et je suis allée me mettre à table toute seule. Une autre fois, vous l’avez engagé à m’accompagner pour faire un tour de jardin, et il n’a pu s’en dispenser ; mais pensez-vous qu’il ait seulement avancé son bras pour me l’offrir ? Point du tout ; il a marché un peu en arrière, sans faire autre cérémonie que de me donner le pas, et sans me dire une parole. Je crois, Dieu me pardonne ! que pendant cette silencieuse promenade il récitait tout bas son chapelet.

— Voilà, certes, un jeune gentilhomme fort peu galant, répondit le général d’un air de douce ironie ; mais, ma chère Marie, en le jugeant si sévèrement, vous n’avez pas assez considéré peut-être son origine et la vie qu’il a toujours menée. Ce n’est pas sa faute s’il n’a point la