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encore plus à plaindre que les esclaves, bien qu’ils soient de race blanche comme nous !

Ceci était littéralement vrai. Ceux qu’aux Antilles on appelait engagés étaient de pauvres aventuriers qui, n’ayant aucune ressource, payaient leur passage aux îles en aliénant trois années de leur liberté. La compagnie des Indes occidentales faisait activement ce monstrueux trafic, et les vaisseaux transportaient incessamment aux colonies des centaines de malheureux, attirés dans l’espoir de faire fortune après qu’ils seraient sortis de cet esclavage temporaire. Tant que durait leur engagement, ils étaient plus à plaindre que les noirs ; le maître qui avait acheté trois années de leur vie les ménageait moins que ses esclaves ; car il lui importait peu qu’au jour de leur émancipation leur santé fût entièrement ruinée, et qu’ils mourussent des suites de leurs souffrances. Le colon propriétaire n’avait nul compte à rendre des moyens qu’il employait pour contraindre ses engagés au travail et à l’obéissance ; il leur infligeait les mêmes châtimens qu’à ses nègres ; les paresseux et les rebelles passaient aux quatre piquets, et on ne leur épargnait pas le cachot ; aussi la mortalité était-elle effrayante sur les habitations cultivées par les individus placés dans cette condition mixte, plus dure et plus misérable que la servitude absolue. Cependant le préjugé mettait l’engagé bien au-dessus de l’esclave. Celui qui survivait aux effroyables épreuves de ses premières années faisait souvent une fortune rapide et parvenait à une bonne position sociale, tandis que le nègre affranchi ne pouvait jamais effacer son origine ni racheter la bassesse de sa première condition. Du reste, le sort des gens qui passaient aux îles était généralement à la merci du pouvoir le plus arbitraire. Tout homme qui en débarquant ne pouvait justifier de certains moyens d’existence était considéré comme engagé de droit et livré immédiatement à un maître. Cet état de choses enfantait une foule d’iniquités épouvantables, auxquelles une législation spéciale ne porta remède qu’environ cinquante ans après l’établissement des premiers colons aux Antilles françaises.

Le comte de Loinvilliers écrivit deux lignes, et agita d’une main impatiente la sonnette posée sur la table. Aussitôt la figure noire et muette d’un esclave parut à la porte. Le comte lui remit la lettre ; puis, revenant vers Marie, il lui dit avec une espèce de sourire :

— Maintenant, madame, vous voilà tranquille sur le sort de ceux que votre bonté protége ; le sort de ces misérables vous a un moment inquiété ; c’est, en vérité, plus d’honneur et de bonheur qu’ils ne méritent. Les engagés sont en général des gens de sac et de corde,