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Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 22.djvu/862

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REVUE DES DEUX MONDES.

n’est guère de familles, il n’est pas assurément de lieu public où ne se soit produit de quelque manière ce sentiment de toutes les classes comme de tous les âges ; l’on dirait que l’unité nationale s’est concentrée tout entière dans une seule pensée et autour d’une seule mémoire.

Cependant, dans toutes ces provinces, dans toutes ces familles, dans toutes ces chaumières, combien de douloureuses blessures ce souvenir ne doit-il pas rouvrir ! On n’a oublié ni le poids des sacrifices, ni l’oppression d’un pouvoir sans pitié, ni le tribut du sang, ni les larmes des mères ; on se rappelle les hontes et les souffrances des deux invasions, terme suprême de cette guerre portée des Pyramides au Kremlin, pour aboutir aux buttes Montmartre ; on sait assez d’histoire pour avoir appris, fût-ce du magister du village, que Napoléon laissa la France moins grande qu’il ne l’avait reçue ; et tout élevé qu’on ait été dans les lycées de l’empire, on n’ignore pas que l’empereur n’a finalement réalisé aucune de ses conceptions politiques, et qu’il n’est rien resté de son œuvre qu’un principe d’unité gouvernementale dont l’initiative appartient plutôt à la constituante qu’à lui-même, et dont l’abus fut la déplorable conséquence des nécessités de sa situation. Lorsqu’on fait profession d’opinions républicaines, ce n’est pas non plus sans embarras qu’on s’incline devant l’homme du 18 brumaire ; lorsqu’on est avocat, il est des mots significatifs qu’il y a plus que de la charité à pardonner ; lorsqu’on est mandataire du pays, il est difficile d’oublier que Napoléon a jeté vos prédécesseurs par la fenêtre ; lorsqu’on croit sincèrement aux idées de 89 et à ce principe d’égalité dans lequel vient se résumer la nouvelle civilisation de l’Europe, on ne saurait regarder comme une conception de génie et d’avenir le pastiche aristocratique si obstinément essayé par l’empire, en dépit de l’impuissance des imitations, malgré les impossibilités suscitées par la force même des choses.

Pratiquer des habitudes démocratiques en payant un culte pieux au fondateur de la noblesse impériale ; professer des doctrines de liberté constitutionnelle en honorant l’inventeur des sénatus-consultes organiques ; s’incliner en même temps devant la colonne Vendôme et devant celle de juillet, c’est là une association de sympathies et de croyances que la logique a d’abord quelque peine à avouer. Cependant, toute singulière que cette situation soit en elle-même, tout intenable qu’elle paraisse en face de l’argumentation la plus simple, cette disposition d’esprit est aussi sincère qu’elle est universelle, et les contrastes les plus apparens dans la pensée viennent se confondre et