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LA CHOUANNERIE EN BRETAGNE.

II.

Maître Floch était un Normand qui réhabilitait à lui seul tous les descendans de Rollon, et dont les marchands de fil, les maquignons, les rouliers et les colporteurs ne parlaient jamais qu’avec une tendresse presque filiale. C’est qu’aussi nul ne savait comme lui les entretenir de leurs affaires, partager leurs espérances ou consoler leurs désappointemens. Sa mémoire était surtout merveilleuse. Il connaissait tous ses voyageurs par leurs noms, prénoms, surnoms, savait le nombre de leurs enfans, les qualités de leurs montures, se rappelait s’ils se faisaient eux-mêmes la barbe, et ce qu’ils préféraient du lard en purée ou du mouton rôti. Le bonnet de coton sur l’oreille, le nez en l’air et le ventre en avant, maître Floch allait de l’un à l’autre, riant, raillant et trouvant moyen de plaire aux plus maussades. Aussi, telle était l’affection dont il était entouré, que pendant les plus mauvais jours de la terreur il ne s’était point trouvé une voix qui osât l’accuser. Son républicanisme pouvait être douteux, mais son cidre était le meilleur du canton, son vin le moins cher, ses contes les plus réjouissans. Les patriotes d’Uzel avaient besoin de maître Floch, comme les Parisiens de Fleury ou de Dugazon. Couper cette tête c’était décapiter la gaieté même. Sans maître Floch, à qui eût-on demandé un bon avis sur la conserve des fruits à l’eau-de-vie ou le moyen de guérir les engelures ? À qui maître Floch guillotiné pouvait-il profiter autant que maître Floch vivant ?

L’aubergiste du Cheval-Blanc avait donc traversé la crise sans que l’on songeât à dénoncer sa bonne humeur : pour tous, il était resté en dehors de la querelle ; son hôtellerie était une sorte de terrain neutre où les différentes opinions venaient chercher le même amusement en buvant le même vin. Au milieu de cette sombre époque, le plaisir lui avait créé une sorte d’inviolabilité.

Lorsque j’entrai, maître Floch remontait à grand bruit un tournebroche fixé au coin de l’immense cheminée ; il se détourna, et poussa à ma vue une exclamation de joyeux étonnement

— Eh ! c’est monsieur Baptiste, s’écria-t-il en portant la main à son bonnet ; je savais bien, moi, qu’il n’était pas mort.

— Ni vous, maître, à ce que je vois.

— Ni moi, mon joli négociant. Ils m’ont laissé la tête sur les épaules, de peur de s’ennuyer après ma mort. Mais vous n’êtes point venu à pied ?