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Jusqu’alors l’ennemi avait gardé le silence ; pas un bruissement dans les feuilles, pas un cri d’appel ou de commandement. La fusillade même cessa subitement. Nous nous regardâmes avec surprise, ne pouvant comprendre ce qui se préparait : il y eut une pause terrible. Tout à coup la cornemuse retentit à droite, à gauche, en arrière, en avant ; à ce signal, les chouans se montrèrent de tous côtés avec de grands cris ; nous étions entourés. Il s’éleva, à cette vue, dans notre troupe une rumeur de saisissement, mais qui s’éteignit presque aussitôt. Nous venions tous de comprendre que notre perte était imminente et certaine ; chacun chercha ses cartouches, serra son arme et se prépara à bien mourir. Profitant du large espace qu’offrait le carrefour, le capitaine nous avait fait former le carré derrière les chariots ; il nous recommanda de ménager notre poudre, de ne tirer qu’au commandement et de nous conduire de manière à ce qu’on ne nous prît pas pour une compagnie du bataillon de l’Unité[1] ; il vint ensuite prendre sa place près de moi, et nous attendîmes, la main sur le bassinet.

Cependant les royalistes avaient quitté leurs embuscades et marchaient sur nous dans toutes les directions. On voyait, aux premières lueurs du crépuscule, ce cercle noir et mouvant se resserrer de plus en plus autour de notre faible troupe. L’ennemi avançait sans tirer, comme s’il eût voulu nous égorger à bout portant et d’un seul coup. Le capitaine se tourna vers moi. — Moriturus te salutat, dit-il avec un calme sourire. Les chouans n’étaient plus qu’à quelques pas, tous les fusils, comme par un instinct commun, se soulevèrent. Dans ce moment, des cris lointains retentirent, l’ennemi s’arrêta avec hésitation, un bruit de chevaux et des coups de feu venaient de se faire entendre sur la route de Langast. — Les bleus ! les bleus ! répétèrent les chouans ; ils n’avaient point achevé, que le cercle qui nous entourait se rompit, et un détachement de dragons parut sabrant l’ennemi. En nous apercevant, les cavaliers républicains poussèrent un hourra de joie et galopèrent à nous. — Il était temps, Populus, — s’écria le capitaine, qui reconnut l’officier commandant les dragons. — Comment, c’est toi, latiniste ? — dit Populus en faisant un geste de la main. — À charge de revanche, mon Romain. — Amen, répondit l’officier, et il repartit avec ses dragons à la poursuite des chouans ; mais ceux-ci avaient déjà regagné les champs. Les plus hardis tiraillèrent encore environ un quart d’heure derrière les haies, puis tout

  1. Bataillon républicain dont la lâcheté était proverbiale dans l’ouest.